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À sept heures et demie, nous arrivions à Suspension-Bridge. C’est l’unique pont auquel aboutissent le Great-Western et le New-York Central Rail-road, le seul qui donne entrée au Canada sur les confins de l’État de New-York. Ce pont suspendu est formé de deux tabliers ; sur le tablier supérieur passent les trains ; sur le tablier inférieur, situé à vingt-trois pieds au-dessous, passent les voitures et les piétons. L’imagination se refuse à suivre dans son travail l’audacieux ingénieur, John A. Rœbling, de Trendon (New-Jersey), qui a osé construire ce viaduc dans de telles conditions : un pont « suspendu » qui livre passage à des trains, à deux cent cinquante pieds au-dessus du Niagara, transformé de nouveau en rapide ! Suspension-Bridge est long de huit cents pieds, large de vingt-quatre. Des étais de fer, frappés sur les rives, le maintiennent contre le balancement. Les câbles qui le supportent, formés de quatre mille fils, ont dix pouces de diamètre et peuvent résister à un poids de douze mille quatre cents tonnes. Or, le pont ne pèse que huit cents tonnes. Inauguré en 1855, il a coûté cinq cent mille dollars. Au moment où nous atteignions le milieu de Suspension-Bridge, un train passa au-dessus de notre tête, et nous sentîmes le tablier fléchir d’un mètre sous nos pieds !

C’est un peu au-dessous de ce pont que Blondin a franchi le Niagara sur une corde tendue d’une rive à l’autre, et non au-dessus des chutes. L’entreprise n’en était pas moins périlleuse. Mais si Blondin nous étonne par son audace, que penser de l’ami qui, monté sur son dos, l’accompagnait pendant cette promenade aérienne ?

« C’était peut-être un gourmand, dit le docteur, Blondin faisait les omelettes à merveille sur sa corde raide. »

Nous étions sur la terre canadienne, et nous remontions la rive gauche du Niagara, afin de voir les chutes sous un nouvel aspect. Une demi-heure après, nous entrions dans un hôtel anglais, où le docteur fit servir un déjeuner convenable. Pendant ce temps, je parcourus le livre des voyageurs où figurent quelques milliers de noms. Parmi les plus célèbres, je remarquai les suivants : Robert Peel, lady Franklin, comte de Paris, duc de Chartres, prince de Joinville, Louis-Napoléon (1846), prince et princesse Napoléon, Barnum (avec son adresse), Maurice Sand (1865), Agassiz (1854), Almonte, prince de Hohenlohe, Rothschild, Bertin (Paris), lady Elgin, Burkardt (1832), etc.

« Et maintenant, sous les chutes », me dit le docteur, lorsque le déjeuner fut terminé.

Je suivis Dean Pitferge. Un nègre nous conduisit à un vestiaire, où l’on nous donna un pantalon imperméable, un waterproof et un chapeau ciré. Ainsi vêtus, notre guide nous conduisit par un sentier glissant, sillonné d’écoulements ferrugineux, encombré de pierres noires aux vives arêtes, jusqu’au niveau inférieur du Niagara. Puis, au milieu des vapeurs d’eau