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de terre de soixante-dix acres, couvert d’arbres, coupé d’allées superbes où peuvent circuler les voitures, jeté comme un bouquet entre les chutes américaine et canadienne, que sépare une distance de trois cents yards. Nous courions sous ces grands arbres ; nous gravissions les pentes ; nous dévalions les rampes. Le tonnerre des eaux redoublait ; des nuages de vapeur humide roulaient dans l’air.

« Regardez ! » s’écria le docteur.

Au sortir du massif, le Niagara venait d’apparaître dans toute sa splendeur. En cet endroit, il faisait un coude brusque, et, s’arrondissant pour former la chute canadienne, le « horse-shoe-Fall », le fer à cheval, il tombait d’une hauteur de cent cinquante-huit pieds sur une largeur de deux milles.

La nature, en cet endroit, l’un des plus beaux du monde, a tout combiné pour émerveiller les yeux. Ce retour du Niagara sur lui-même favorise singulièrement les effets de lumière et d’ombre. Le soleil, en frappant ces eaux sous tous les angles, diversifie capricieusement leurs couleurs, et qui n’a pas vu cet effet ne l’admettra pas sans conteste. En effet, près de Goat-Island, l’écume est blanche ; c’est une neige immaculée, une coulée d’argent fondu qui se précipite dans le vide. Au centre de la cataracte, les eaux sont d’un vert de mer admirable, qui indique combien la couche d’eau est épaisse ; aussi un navire, le Détroit, tirant vingt pieds d’eau et lancé dans le courant, a-t-il pu descendre la chute « sans toucher ». Vers la rive canadienne, au contraire, les tourbillons, comme métallisés sous les rayons lumineux, resplendissent, et c’est de l’or en fusion qui tombe dans l’abîme. Au-dessous, la rivière est invisible. Les vapeurs y tourbillonnent. J’entrevois, cependant, d’énormes glaces accumulées par les froids de l’hiver ; elles affectent des formes de monstres qui, la gueule ouverte, absorbent par heure les cent millions de tonnes que leur verse cet inépuisable Niagara. À un demi-mille en aval de la cataracte, la rivière est redevenue paisible, et présente une surface solide que les premières brises d’avril n’ont pu fondre encore.

« Et maintenant, au milieu du torrent ! » me dit le docteur.

Qu’entendait-il par ces paroles ? Je ne savais que penser, quand il me montra une tour construite sur un bout de roc, à quelque cent pieds de la rive, au bord même du précipice. Ce monument « audacieux », élevé en 1833 par un certain Judge Porter, est nommé « Terrapin-Tower ».

Nous descendîmes les rampes latérales de Goat-Island. Arrivé à la hauteur du cours supérieur du Niagara, je vis un pont, ou plutôt quelques planches jetées sur des têtes de rocs, qui unissaient la tour au rivage. Ce pont longeait l’abîme à quelques pas seulement. Le torrent mugissait au-dessous. Nous nous étions hasardés sur ces planches, et en quelques instants nous avions atteint le bloc principal qui supporte Terrapin-Tower.