Page:Verne - Un capitaine de quinze ans, Hetzel, 1878.djvu/296

Cette page a été validée par deux contributeurs.
286
UN CAPITAINE DE QUINZE ANS

raccorni que le tablier d’un forgeron. Sur sa poitrine, des tatouages multiples, qui témoignaient de l’antique noblesse du roi, et, à l’en croire, la généalogie des Moini Loungga se perdait dans la nuit des temps. Aux chevilles, aux poignets, aux bras de Sa Majesté s’enroulaient des bracelets de cuivre, incrustés de sofis, et ses pieds étaient chaussés d’une paire de bottes de domestique, à retroussis jaunes, dont Alvez lui avait fait don quelque vingt années auparavant. Que l’on ajoute à la main gauche du roi une grande canne à pomme argentée, à sa main droite un chasse-mouche à poignée enchâssée de perles, au-dessus de sa tête l’un de ces vieux parapluies rapiécés qui semblent avoir été taillés dans la culotte d’Arlequin, enfin à son cou et sur son nez de monarque la loupe et la paire de lunettes qui avaient fait tant défaut au cousin Bénédict et qui avaient été volées dans la poche de Bat, et on aura le portrait ressemblant de cette Majesté nègre, qui faisait trembler le pays dans un périmètre de cent milles.

Moini Loungga, par cela même qu’il occupait un trône, prétendait avoir une origine céleste, et ceux de ses sujets qui en auraient douté, il les eût envoyés s’en assurer dans l’autre monde. Il disait n’être astreint à aucun des besoins terrestres, étant d’essence divine. S’il mangeait, c’est qu’il le voulait bien ; s’il buvait, c’est que cela lui faisait plaisir. Il était impossible, d’ailleurs, de boire davantage. Ses ministres, ses fonctionnaires, d’incurables ivrognes, eussent passé auprès de lui pour des gens sobres. C’était une Majesté alcoolisée au dernier chef et incessamment imbibée de bière forte, de pombé et surtout d’un certain trois-six, dont Alvez la fournissait à profusion.

Ce Moini Loungga comptait dans son harem des épouses de tout âge et de tout ordre. La plupart l’accompagnaient pendant cette visite au lakoni. Moina, la première en date, celle qu’on appelait la reine, était une mégère de quarante ans, de sang royal, comme ses collègues. Elle portait une sorte de tartan à vives couleurs, une jupe d’herbe, brodée de perles, des colliers partout où l’on peut en mettre, une chevelure étagée, qui faisait un énorme cadre à sa petite tête, enfin, un monstre. D’autres épouses, qui étaient ou les cousines ou les sœurs du roi, moins richement vêtues, mais plus jeunes, marchaient derrière elle, prêtes à remplir, sur un signe du maître, leur emploi de meubles humains. Ces malheureuses ne sont vraiment pas autre chose. Le roi veut-il s’asseoir, deux de ces femmes se courbent sur le sol et lui servent de sièges, pendant que ses pieds reposent sur d’autres corps de femmes, comme sur un tapis d’ébène !

À la suite de Moini Loungga venaient encore ses fonctionnaires, ses capitaines et ses magiciens. Ce que l’on remarquait tout d’abord, c’est qu’à ces sauvages,