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énorme jeu d’osselets, on entrevoyait des ruines de cités du moyen âge avec forts, donjons, châteaux à mâchicoulis et à poivrières. Mais, en réalité, ces Mauvaises-Terres ne sont qu’un ossuaire immense où blanchissent, par myriades, les débris de pachydermes, de chéloniens, et même, dit-on, d’hommes fossiles, entraînés par quelque cataclysme inconnu des premiers âges.

Lorsque le soir vint, tout ce bassin de la Platte-River était dépassé. Maintenant la plaine se développait jusqu’aux extrêmes limites d’un horizon très relevé par l’altitude de l’Albatros.

Pendant la nuit, ce ne furent plus des sifflets aigus de locomotives, ni des sifflets graves de steam-boats qui troublèrent le calme du firmament étoilé. De longs mugissements montaient parfois jusqu’à l’aéronef, alors plus rapproché du sol. C’étaient des troupeaux de bisons qui traversaient la prairie, en quête de ruisseaux et de pâturages. Et, quand ils se taisaient, le froissement des herbes, sous leurs pieds, produisait un sourd bruissement, semblable au roulement d’une inondation et très différent du frémissement continu des hélices.

Puis, de temps à autre, un hurlement de loup, de renard ou de chat sauvage, un hurlement de coyote, ce canis latrans, dont le nom est bien justifié par ses aboiements sonores.

Et, aussi, des odeurs pénétrantes, la menthe, la sauge et l’absinthe, mêlées aux senteurs puissantes des conifères qui se propageaient à travers l’air pur de la nuit.

Enfin, pour noter tous les bruits venus du sol, un sinistre aboiement qui, cette fois, n’était pas celui des coyotes ; c’était le cri du Peau-Rouge qu’un pionnier n’eût pu confondre avec le cri des fauves.

Le lendemain, 15 juin, vers cinq heures du matin, Phil Evans quitta sa cabine. Peut-être, ce jour-là, se trouverait-il en face de l’ingénieur Robur ?

En tout cas, désireux de savoir pourquoi il n’avait pas paru la veille, il s’adressa au contremaître Tom Turner.

Tom Turner, d’origine anglaise, âgé de quarante-cinq ans environ, large de buste, trapu de membres, charpenté en fer, avait une de ces têtes énormes et caractéristiques, à la Hogarth, telles que ce peintre de toutes les laideurs