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chien de berger et chiens de chasse.

pas une heure de loisir. À chaque instant, c’était un ordre à exécuter, une course à faire, puis des contrordres, qui obligeaient le jeune groom à de continuelles allées et venues. Il se sentait aux mains et aux jambes un fil tyrannique, qui le mettait sans cesse en mouvement. Dans l’antichambre comme à l’office, on riait de le voir ainsi appelé, renvoyé, commandé, décommandé. Il en éprouvait une profonde humiliation.

Aussi, le soir, lorsqu’il avait enfin pu regagner sa chambre, il s’abandonnait à réfléchir sur la situation que la misère l’avait contraint d’accepter. Où cela le mènerait-il d’être le groom du comte Ashton Piborne ? À rien. Il était fait pour autre chose. N’être qu’un domestique, autant dire une machine à obéir, cela froissait son esprit indépendant, cela entravait cette ambition qu’il sentait en lui. Au moins, lorsqu’il vivait à la ferme, c’était sur le pied d’égalité. On le considérait comme l’enfant de la maison. Où étaient les caresses de Grand’mère, les affections de Martine et de Kitty, les encouragements de M. Martin et de ses fils ? En vérité, il prisait plus les cailloux reçus chaque soir et enterrés là-bas sous les ruines, que les guinées dont ces Piborne payaient mensuellement son esclavage. Tandis qu’il vivait à Kerwan, il s’instruisait, il travaillait, il apprenait en vue de se suffire un jour… Ici, rien que cette besogne révoltante et sans avenir, cette soumission aux fantaisies d’un enfant gâté, vaniteux et ignorant. Il était toujours occupé à ranger, non des livres — il n’y en avait pas un seul — mais tout ce qui traînait en désordre dans l’appartement.

Et puis, c’était le cabriolet du jeune gentleman qui faisait son désespoir. Oh ! ce cabriolet ! P’tit-Bonhomme ne pouvait le regarder sans horreur.

Au risque de verser par maladresse en quelque fossé, il semblait que le comte Ashton prît plaisir à se lancer à travers les plus mauvais chemins, afin de mieux secouer son groom accroché aux courroies de la capote. Moins malheureux, lorsque le temps permettait de sortir avec le tilbury ou le dog-car — les autres véhicules du fils Piborne — le groom était assis et dans un équilibre plus