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LA GUERRE DE COURSE AU XVIIIe SIÈCLE.

Le pauvre Selkirk pourvut à ses besoins du mieux qu’il lui fut possible ; mais, durant les premiers mois, il eut beaucoup de peine à vaincre la tristesse et à surmonter l’horreur que lui causait une si affreuse solitude. Il construisit deux cabanes, à quelque distance l’une de l’autre, avec du bois de myrte-piment. Il les couvrit d’une espèce de jonc et les doubla de peaux de chèvres, qu’il tuait à mesure qu’il en avait besoin, tant que sa poudre dura. Lorsqu’elle approcha de sa fin, il trouva le moyen de faire du feu avec deux morceaux de bois de piment, qu’il frottait l’un contre l’autre.... Quand sa poudre fut finie, il prenait les chèvres à la course, et il s’était rendu si agile par un exercice continuel, qu’il courait à travers les bois, sur les rochers et les collines, avec une vitesse incroyable. Nous en eûmes la preuve lorsqu’il vint à la chasse avec nous ; il devançait et mettait sur les dents nos meilleurs coureurs et un chien excellent que nous avions à bord ; il atteignait bientôt les chèvres, et nous les apportait sur son dos. Il nous dit qu’un jour il poursuivait un de ces animaux avec tant d’ardeur, qu’il le saisit sur le bord d’un précipice caché par des buissons, et roula du haut en bas avec sa proie. Il fut si étourdi de sa chute, qu’il en perdit connaissance ; quand il reprit ses sens, il trouva sa chèvre morte sous lui. Il resta près de vingt-quatre heures sur la place, et il eut assez de peine à se traîner à sa cabane, qui en était distante d’un mille, et dont il ne put sortir qu’au bout de dix jours. »

Des navets semés par l’équipage de quelque vaisseau, des choux palmistes, du piment et du poivre de la Jamaïque servaient à cet abandonné pour assaisonner ses aliments. Quand ses souliers et ses habits furent en pièces, ce qui ne tarda guère, il s’en fit en peau de chèvres, avec un clou qu’il employait comme aiguille. Lorsque son couteau fut usé jusqu’au dos, il s’en fabriqua avec des cercles de barrique qu’il avait trouvés sur le rivage. Il avait si bien perdu l’habitude de parler, qu’il avait de la peine à se faire comprendre. Rodgers l’embarqua et lui donna sur son vaisseau l’office de contre-maître.

Selkirk n’avait pas été le premier marin délaissé sur l’île de Juan-Fernandez. On se rappelle peut-être que Dampier y avait déjà recueilli un malheureux Mosquito, abandonné de 1681 à 1684, et l’on voit, dans le récit des aventures de Sharp et d’autres flibustiers, que le seul survivant de l’équipage d’un vaisseau naufragé sur ces côtes y vécut cinq ans, jusqu’à ce qu’un autre bâtiment vînt le reprendre. Les malheurs de Selkirk ont été racontés par un écrivain moderne, par Saintine, dans le roman intitulé : Seul !

Les deux bâtiments quittèrent Juan-Fernandez le 14 février, et commencèrent leurs courses contre les Espagnols. Rodgers s’empara de Guyaquil, dont il