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les tribulations d’un chinois en chine

humide de la nuit, veillant à ce que les hublots de sa cabine fussent hermétiquement fermés, rudoyant Soun, le négligent valet, qui n’était jamais là lorsque son maître le demandait, le remplaçant au besoin pour servir le thé et les gâteaux de la première veille, enfin couchant à la porte de la cabine de Kin-Fo, tout habillés, la ceinture de sauvetage aux hanches, prêts à lui porter secours si, par explosion ou collision, le steamboat venait à sombrer dans les profondes eaux du fleuve ! Mais aucun accident ne se produisit qui eût vaillamment mis à l’épreuve le dévouement sans bornes de Fry-Craig. Le bateau à vapeur avait rapidement descendu le cours du Wousung, débouqué dans le Yang-Tse-Kiang, ou fleuve Bleu, rangé l’île de Tsong-Ming, laissé en arrière les feux de Ou-Song et de Langchan, remonté avec la marée à travers la province du Kiang-Sou, et, le 22 au matin, débarqué ses passagers, sains et saufs, sur le quai de l’ancienne cité impériale.

Grâce aux deux gardes du corps, la queue de Soun n’avait pas diminué d’une ligne pendant le voyage. Le paresseux aurait donc eu fort mauvaise grâce à se plaindre.

Ce n’était pas sans motif que Kin-Fo, en quittant Shang-Haï, s’était tout d’abord arrêté à Nan-King. Il pensait avoir quelques chances d’y retrouver le philosophe.

Wang, en effet, avait pu être attiré par ses souvenirs dans cette malheureuse ville, qui fut le principal centre de la rébellion des Tchang-Mao. N’avait-elle pas été occupée et défendue par ce modeste maître d’école, ce redoutable Rong-Siéou-Tsien, qui devint l’empereur des Taï-ping et tint si longtemps en échec l’autorité mantchoue ? N’est-ce pas dans cette cité qu’il proclama l’ère nouvelle de la « Grande Paix ?[1] » N’est-ce pas là qu’il s’empoisonna, en 1864, pour ne pas se rendre vivant à ses ennemis ? N’est-ce pas de l’ancien palais des rois que s’échappa son jeune fils, dont les Impériaux allaient bientôt faire tomber la tête ? N’est-ce pas au milieu des ruines de la ville incendiée que ses ossements furent arrachés à la tombe et jetés en pâture aux plus vils animaux ? N’est-ce pas enfin dans cette province que cent mille des anciens compagnons de Wang furent massacrés en trois jours ?

Il était donc possible que le philosophe, pris d’une sorte de nostalgie depuis le changement apporté à son existence, se fût réfugié dans ces lieux, pleins de souvenirs personnels. De là, en quelques heures, il pouvait revenir à Shang-Haï, prêt à frapper…

  1. Traduction du mot Taï-Ping.