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les tribulations d’un chinois en chine

légère pagaie, qui servait ou d’aviron ou de gouvernail, suivant les circonstances.

Kin-Fo, Craig-Fry, Soun, ainsi équipés, flottaient maintenant à la surface des flots. Soun, poussé par un des agents, se laissait faire, et, en quelques coups de pagaie, tous quatre avaient pu s’éloigner de la jonque.

La nuit, encore très obscure, favorisait cette manœuvre. Au cas où le capitaine Yin ou quelques-uns de ses matelots fussent montés sur le pont, ils n’auraient pu apercevoir les fugitifs. Personne, d’ailleurs, ne devait supposer qu’ils eussent quitté le bord dans de telles conditions. Les coquins, enfermés dans la cale, ne l’apprendraient qu’au dernier moment.

« À la deuxième veille », avait dit le faux mort du dernier cercueil, c’est-à-dire vers le milieu de la nuit.

Kin-Fo et ses compagnons avaient donc quelques heures de répit pour fuir, et, pendant ce temps, ils espéraient bien gagner un mille sous le vent de la Sam-Yep. En effet, une « fraîcheur » commençait à rider le miroir des eaux, mais si légère encore, qu’il ne fallait compter que sur la pagaie pour s’éloigner de la jonque.

En quelques minutes, Kin-Fo, Craig et Fry s’étaient si bien habitués à leur appareil, qu’ils manœuvraient instinctivement, sans jamais hésiter, ni sur le mouvement à produire, ni sur la position à prendre dans ce moelleux élément. Soun, lui-même, avait bientôt recouvré ses esprits, et se trouvait incomparablement plus à son aise qu’à bord de la jonque. Son mal de mer avait subitement cessé. C’est que d’être soumis au tangage et au roulis d’une embarcation, ou de subir le balancement de la houle, lorsqu’on y est plongé à mi-corps, cela est très différent, et Soun le constatait avec quelque satisfaction.

Mais, si Soun n’était plus malade, il avait horriblement peur. Il pensait que les requins n’étaient peut-être pas encore couchés, et, instinctivement, il repliait ses jambes, comme s’il eut été sur le point d’être happé !… Franchement, un peu de cette inquiétude n’était pas trop déplacée dans la circonstance !

Ainsi donc allaient Kin-Fo et ses compagnons, que la mauvaise fortune continuait à jeter dans les situations les plus anormales. En pagayant, ils se tenaient presque horizontalement. Lorsqu’ils restaient sur place, ils reprenaient la position verticale.

Une heure après qu’ils l’avaient quittée, la Sam-Yep leur restait à un demi-mille au vent. Ils s’arrêtèrent alors, s’appuyèrent sur leur pagaie, posée à plat, et tinrent conseil, tout en ayant bien soin de ne parler qu’à voix basse.