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Allons donc !… En puissance tout au moins, un chef y existait, au contraire. Et qui était-il, sinon celui qui, seul, avait sauvé les autres d’une mort certaine ; qui, seul, avait l’expérience de cette contrée déserte ; qui, seul, possédait à un degré supérieur à tous intelligence, savoir et caractère ?

C’eût été lâcheté de se mentir à soi-même. Le Kaw-djer ne pouvait l’ignorer, c’est vers lui que cette population misérable tournait ses regards attentifs, c’est entre ses mains qu’elle avait remis l’exercice de l’autorité collective, c’est de lui qu’elle attendait, confiante, secours, conseils et décisions. Qu’il le voulût ou non, il ne pouvait échapper à la responsabilité que cette confiance impliquait. Qu’il le voulût ou non, le chef, désigné par la force des choses et par le consentement tacite de l’immense majorité des naufragés, c’était lui.

Eh quoi ! lui, le libertaire, l’homme incapable de supporter aucune contrainte, il était dans le cas d’en imposer aux autres, et des lois devaient être édictées par celui qui rejetait toutes les lois ! Suprême ironie, c’était l’apôtre anarchiste, l’adepte de la formule fameuse : « Ni Dieu, ni maître », qu’on transformait en maître ; c’est à lui qu’on attribuait cette autorité dont son âme haïssait le principe avec tant de sauvage fureur !

Fallait-il accepter l’odieuse épreuve ? Ne valait-il pas mieux s’enfuir loin de ces êtres aux âmes d’esclave ?…

Mais alors, que deviendraient-ils, livrés à eux-mêmes ? De combien de souffrances le déserteur ne serait-il pas responsable ? Si on a le droit de chérir des abstractions, il n’est pas digne du nom d’homme, celui qui, pour l’amour d’elles, ferme les yeux devant les réalités de la vie, nie l’évidence et ne peut se résoudre à sacrifier son orgueil pour atténuer la misère humaine. Quelque certaines que paraissent des théories, il est grand d’en faire table rase, lorsqu’il est démontré que le bien des autres l’exige.

Or, démonstration pouvait-elle être plus nette et plus claire ? N’avait-on pas constaté, ce soir-même, de nombreux cas d’ivresse, sans parler de ceux, plus nombreux encore peut-être, qui demeuraient ignorés ? Devait-on tolérer dans cette foule paisible un tel abus de l’alcool, au risque d’y provoquer des altercations, des rixes, voire des meurtres ? Les effets du poison, d’ailleurs, ne s’étaient-ils pas déjà fait sentir ? N’en avait-on pas, chez les Ceroni, constaté les ravages ?