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Rhodes, lorsque les hommes, au lieu d’errer solitaires, en viennent à se grouper dans un intérêt commun. Regardez plutôt ici même. La foule qui nous entoure n’a pas été choisie pour les besoins de la cause, et sans doute elle n’est pas différente de toute autre foule prise au hasard. Eh bien ! ne m’a-t-il pas été possible de vous signaler plusieurs de ses membres qui, pour une raison ou une autre, sont dans l’impossibilité de se gouverner eux-mêmes, et il y en a d’autres, assurément, que je ne connais pas encore. Que de mal ne feraient pas de tels individus, si les lois ne tenaient pas en bride leurs mauvais instincts !

— Ce sont les lois qui les leur ont donnés, riposta le Kaw-djer avec une conviction profonde. S’il n’y avait pas de lois, l’humanité ne connaîtrait pas ces tares, et l’homme s’épanouirait harmonieusement dans la liberté.

— Hum !… fit Harry Rhodes d’un air de doute.

— Y a-t-il des lois ici ? Et tout ne marche-t-il pas à souhait ?

— Pouvez-vous choisir un tel exemple ? objecta Harry Rhodes. Ici, c’est un entracte dans le drame de la vie. Tout le monde sait que la situation actuelle est transitoire et ne doit pas se perpétuer.

— Il en serait de même si elle devait durer, affirma le Kaw-djer.

— J’en doute, dit Harry Rhodes avec scepticisme, et je préfère, je l’avoue, que l’expérience ne soit pas tentée. »

Le Kaw-djer ne répliquant rien, la marche fut poursuivie silencieusement.

En revenant par la côte de l’Est, on contourna la baie Scotchwell, dont le site, bien que l’on fût au déclin du jour, acheva de séduire les explorateurs. Leur admiration égalait leur surprise. Entretenus par un réseau de petits creeks, qui se déversaient dans une rivière aux eaux limpides venant des collines du centre, les riches pâturages témoignaient de la fertilité du sol. La végétation arborescente était à la hauteur de cette luxuriante tapisserie. Occupant de vastes espaces, les forêts se composaient d’arbres d’une venue superbe enracinés dans un sol tourbeux mais résistant, et offraient des sous-bois très dégagés, parfois veloutés de mousses rameuses. À l’abri de ces voûtes verdoyantes s’ébattait tout un monde de volatiles, des tinamous de six espèces, les uns gros comme des cailles, les autres comme des faisans, des grives, des merles, ceux qu’on