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visage était écarlate, son crâne chauve, ses joues pendantes, ses dents gâtées. Un tremblement perpétuel agitait ses doigts en forme de boudin. Même parmi cette population peu raffinée, son incroyable saleté l’avait rendu célèbre. Ce dégénéré était un musicien, un violoniste, et par instants un violoniste de génie. Son violon avait seul le pouvoir de réveiller sa conscience abolie. Calme, il le caressait, il le dorlotait avec amour, incapable toutefois de former une note à cause du tremblement convulsif de ses mains. Mais, sous l’influence de l’alcool, ses mouvements retrouvaient leur sûreté, l’inspiration faisait vibrer son cerveau, et il savait alors tirer de son instrument des accents d’une extraordinaire beauté. Par deux fois, Harry Rhodes avait eu l’occasion d’assister à ce prodige.

Quant au Français et à l’Américain, ils n’étaient autres que Ferdinand Beauval et Lewis Dorick qui ont été présentés au lecteur. Harry Rhodes ne manqua pas d’exposer au Kaw-djer leurs théories subversives.

« Ne pensez-vous pas, demanda-t-il en manière de conclusion, qu’il serait prudent de prendre quelques précautions contre ces deux agités ? Pendant le voyage, ils ont déjà fait parler d’eux.

— Quelles précautions voulez-vous qu’on prenne ? répliqua le Kaw-djer.

— Mais les avertir énergiquement d’abord, et les surveiller avec soin ensuite. Si ce n’est pas suffisant, les mettre hors d’état de nuire, en les enfermant, au besoin.

— Bigre ! s’écria ironiquement le Kaw-djer, vous n’y allez pas de main morte ! Qui donc oserait s’arroger le droit d’attenter à la liberté de ses semblables ?

— Ceux pour qui ils sont un danger, riposta Harry Rhodes.

— Où voyez-vous, je ne dirai pas un danger, mais seulement la possibilité d’un danger ? objecta le Kaw-djer.

— Où je le vois ?… Dans l’excitation de ces pauvres gens, de ces hommes ignorants, aussi faciles à duper que des enfants et prêts à se laisser griser par toute parole sonore qui flatte leur passion du jour.

— Dans quel but les exciterait-on ?

— Pour s’emparer de ce qui est à autrui.

— Autrui a donc quelque chose ?… demanda railleusement le