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« Décharger un navire de trois mille tonneaux, maintenant !… Il ne manquait plus que ça ! murmurait l’un.

— Pour qui nous prend-on ? bougonnait un autre.

— Comme si l’on n’avait pas assez trimé ! » disait en sourdine un troisième.

Une voix s’éleva enfin nettement de la foule.

« Je demande la parole, articulait-elle en mauvais anglais.

— Prenez-la », acquiesça, sans même connaître le nom de l’interrupteur, Harry Rhodes, qui descendit sur-le-champ de son piédestal.

Il y fut aussitôt remplacé par un homme dans la force de l’âge. Son visage, aux traits assez beaux, éclairé par des yeux bleus un peu rêveurs, était encadré par une barbe touffue de couleur châtain. Le propriétaire de cette magnifique barbe en tirait, selon toute apparence, quelque vanité, car il en caressait avec amour les poils longs et soyeux, d’une main dont nul travail grossier n’avait altéré la blancheur.

« Camarades, prononça ce personnage en arpentant le rocher comme Cicéron devait jadis arpenter les rostres, la surprise que plusieurs d’entre vous ont manifestée est des plus naturelles. Que nous propose-t-on, en effet ? De séjourner un temps indéterminé sur cette côte inhospitalière et de travailler stupidement au sauvetage d’un matériel qui n’est pas à nous. Pourquoi attendrions-nous ici le retour de la chaloupe, alors qu’elle peut être utilisée à nous transporter les uns après les autres jusqu’à Punta-Arenas ? »

Des : « Il a raison ! », « C’est évident ! », coururent parmi les auditeurs. Cependant le Kaw-djer répliquait du milieu de la foule :

« La Wel-Kiej est à votre disposition, cela va sans dire. Mais il lui faudra dix ans pour transporter tout le monde à Punta-Arenas.

— Soit ! concéda l’orateur. Restons donc ici en attendant son retour. Ce n’est pas une raison pour décharger le matériel à grand renfort de bras. Que nous retirions des flancs du navire les objets qui sont notre propriété personnelle, rien de mieux, mais le reste !… Devons-nous quelque chose à la Société à laquelle tout cela appartient ? Bien au contraire, c’est elle qui est responsable de nos malheurs. Si elle n’avait pas fait preuve de