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la reconnaissance et dans l’affection qu’il leur inspirait la force de se conduire en soldats, ils n’étaient pas des soldats après tout. Dès qu’ils eurent pressé la gâchette, l’affolement les gagna à leur tour. Ils ne tirèrent pas un coup, ils les tirèrent tous. Ce fut le roulement de tonnerre. En trois secondes, les carabines crachèrent leurs sept mille balles. Puis, un silence énorme tomba…

Les hommes de la milice regardaient, hébétés. Au loin, des fuyards disparaissaient. Devant eux, il n’y avait plus personne. La place était déserte.

Déserte ?… Oui, sauf cet amoncellement, cette montagne de cadavres d’où ruisselait un torrent de sang ! Combien y en avait-il ?… Mille ?… Quinze cents ?… Davantage ?… On ne savait.

Au bas de ce tas hideux, à côté de Kennedy, mort, les deux jeunes femmes étaient tombées. L’une une balle dans l’épaule, était morte ou évanouie. L’autre se releva sans blessure et courut, affolée, frappée d’épouvante. L’enfant était là, lui aussi, parmi les morts, dans le sang. Mais — c’était un miracle ! — il n’avait rien, et, fort amusé par ce jeu inconnu, il continuait à rire de tout son cœur…

Le Kaw-djer, en proie à une effroyable douleur, avait caché son visage entre ses mains pour fuir l’horrible spectacle. Un instant, il demeura prostré, puis, lentement, il redressa la tête.

D’un même mouvement, les Hosteliens se tournèrent vers lui et le regardèrent en silence.

Lui n’eut pas un regard pour eux. Immobile, il contemplait le sinistre charnier, et, sur la face ravagée, vieillie de dix ans, de grosses larmes coulaient goutte à goutte.

Le Kaw-djer, désespérément, pleurait.