Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/431

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas de société possible sans une autorité supérieure, quel que soit le nom dont on la revêt.

— Ce n’est pas mon avis, répondit le Kaw-djer. J’estime, moi, que l’autorité doit prendre fin dès qu’elle n’est plus impérieusement nécessaire. »

Ainsi donc, le Kaw-djer caressait toujours ses anciennes utopies, et, malgré l’expérience faite, il s’illusionnait encore sur la nature des hommes, au point de les croire capables de régler, sans le secours d’aucune loi, les innombrables difficultés qui naissent du conflit des intérêts individuels. Harry Rhodes constatait avec mélancolie le sourd travail qui s’accomplissait dans la conscience de son ami et il en augurait les pires conséquences. Il en arrivait à souhaiter qu’un incident, dût-il jeter passagèrement le trouble dans l’existence paisible des Hosteliens, vînt donner à leur chef une nouvelle démonstration de son erreur.

Son désir devait malheureusement être réalisé. Cet incident allait naître plus tôt qu’il ne le pensait.

Dans les premiers jours du mois de mars 1891, le bruit courut tout à coup qu’on avait découvert un gisement aurifère d’une grande richesse. Cela n’avait en soi rien de tragique. Tout le monde, au contraire, fut en joie, et les plus sages, Harry Rhodes lui-même, partagèrent l’ivresse générale. Ce fut un jour de fête pour la population de Libéria.

Seul, le Kaw-djer fut plus clairvoyant. Seul, il prévit en un instant les conséquences de cette découverte et comprit quelle en était la force latente de destruction. C’est pourquoi, tandis que l’on se congratulait autour de lui, lui seul demeura sombre, accablé déjà des tristesses que réservait l’avenir.