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Jusqu’ici, à vrai dire, tout s’était passé en paroles. Mais, ce soir-là, les choses devaient tourner d’autre sorte. Les plaintes cent fois ressassées allaient se muer en actes, les colères amassées conduire aux résolutions les plus graves.

Dorick avait écouté ses compagnons sans les interrompre. Ceux-ci s’étaient tournés vers lui, comme s’ils eussent fait appel à son témoignage et quêté son approbation.

— Tout ça, ce sont des mots, dit-il d’une voix mordante. Vous êtes des esclaves qui méritez l’esclavage. Si vous aviez du cœur au ventre, il y a longtemps que vous seriez libres. Vous êtes mille et vous supportez la tyrannie d’un seul !

— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? objecta piteusement Sirdey. Il est le plus fort.

— Allons donc ! répliqua Dorick. Sa force, c’est la faiblesse des poules mouillées qui l’entourent.

Fred Moore hocha la tête d’un air sceptique.

— Possible !… dit-il. N’empêche qu’il y en a beaucoup de son bord. Nous ne pouvons cependant pas, à nous quatre…

— Imbécile !… interrompit durement Dorick. Ce n’est pas le Kaw-djer, c’est le gouverneur qu’ils soutiennent. On le conspuerait, s’il était renversé. Si j’étais à sa place, on serait à plat ventre devant moi, comme on l’est devant lui.

— Je ne dis pas non, accorda William Moore un peu goguenard. Mais, voilà le hic, c’est lui qui tient la place, et pas toi.

— Je ne t’ai pas attendu pour le savoir, répliqua Dorick pâle de colère. C’est précisément la question. Je ne dis qu’une chose, c’est que nous n’avons pas à nous occuper du tas de caniches qui suivent le Kaw-djer et qui marcheraient aussi bien derrière son successeur. C’est le chef seul qui les rend redoutables, c’est le chef seul qui nous gêne… Eh bien ! supprimons-le !

Il y eut un instant de silence. Les trois compagnons de Dorick échangèrent un regard peureux.

— Le supprimer ! dit enfin Sirdey. Comme tu y vas !… Ne compte pas sur moi pour ce travail-là !

Lewis Dorick haussa les épaules.

— On se passera de toi, voilà tout, dit-il avec mépris.

— Et de moi, ajouta William Moore.

— Moi, j’en suis, affirma énergiquement son frère, qui n’avait pas oublié l’humiliation que le Kaw-djer lui avait autrefois