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hommes avaient démontré une fois de plus l’instinct de féroce égoïsme qui tend uniquement à la conservation de l’individu. En vérité, leur conduite eût été la même s’ils eussent été, non des créatures raisonnables et sensibles, mais de simples agrégats de substance matérielle contraints d’obéir aveuglément aux fatalités physiologiques de la cellule initiale dont ils étaient sortis.

Mais le Kaw-djer n’avait plus besoin, pour être convaincu, de cette démonstration supplémentaire et qui ne serait malheureusement pas la dernière. Si son rêve en s’écroulant n’avait laissé qu’un vide affreux dans son cœur, il ne songeait pas à le réédifier. L’éloquente brutalité des choses lui avait prouvé son erreur. Il comprenait qu’en imaginant des systèmes il avait fait œuvre de philosophe, non de savant, et qu’il avait ainsi péché contre l’esprit scientifique qui, s’interdisant les spéculations hasardeuses, s’attache à l’expérience et à l’examen purement objectif des faits. Or, les vertus et les vices de l’humanité, ses grandeurs et ses faiblesses, sa diversité prodigieuse, sont des faits qu’il faut savoir reconnaître et avec lesquels il faut compter.

Et, d’ailleurs, quelle faute de raisonnement n’avait-il pas commise en condamnant en bloc tous les chefs, sous prétexte qu’ils ne sont pas impeccables et que la perfection originelle des hommes les rend inutiles ! Ces puissants, envers lesquels il s’était montré si sévère, ne sont-ils pas des hommes comme les autres ? Pourquoi auraient-ils le privilège d’être imparfaits ? De leur imperfection, n’aurait-il pas dû, au contraire, logiquement conclure à celle de tous, et n’aurait-il pas dû reconnaître, par suite, la nécessité des lois et de ceux qui ont mission de les appliquer ?

Sa formule fameuse s’effritait, tombait en poussière. « Ni Dieu, ni maître », avait-il proclamé, et il avait dû confesser la nécessité d’un maître. De la deuxième partie de la proposition il ne subsistait rien, et sa destruction ébranlait la solidité de la première. Certes, il n’en était pas à remplacer sa négation par une affirmation. Mais, du moins, il connaissait la noble hésitation du savant qui, devant les problèmes dont la solution est actuellement impossible, s’arrête au seuil de l’inconnaissable et juge contraire à l’essence même de la science de décréter sans preuves qu’il n’y a dans l’univers rien d’autre que de la matière et que tout est soumis à ses lois. Il comprenait qu’en de telles questions