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mée en véritable garde-manger. Là s’amoncelait une importante réserve de vivres. Conserves, légumes secs, corned-beef, thé et café, les provisions étaient aussi abondantes qu’intelligemment choisies. Par quel moyen Lewis Dorick et ses acolytes se les étaient-ils procurées ? Quel que fût ce moyen, ils n’avaient jamais eu à souffrir de la disette générale, ce qui ne les avait pas empêchés, d’ailleurs, de crier plus fort que les autres et d’être les fauteurs des troubles dans lesquels avait sombré le pouvoir de Beauval.

Le Kaw-djer fit transporter ces vivres sur le terre-plein, où ils furent déposés sous la protection des fusils, puis des ouvriers réquisitionnés à cet effet, et auxquels le serrurier Lawson fut adjoint à titre de contremaître, commencèrent le démontage de la maison.

Pendant que ce travail se poursuivait, le Kaw-djer, accompagné de quelques hommes d’escorte, entreprit, par tout le campement, une série de visites domiciliaires qui fut continuée sans interruption jusqu’à son complet achèvement. Maisons et tentes furent fouillées de fond en comble. Le produit de ces investigations, qui occupèrent la majeure partie de la journée, fut d’une richesse inespérée. Chez tous les émigrants se rattachant plus ou moins étroitement à Lewis Dorick ou à Ferdinand Beauval, et aussi chez quelques autres qui avaient réussi à se constituer une réserve en se privant aux jours d’abondance relative, on découvrit des cachettes analogues à celle qu’on avait déjà trouvée.

Pour échapper aux soupçons sans doute, leurs possesseurs ne s’étaient pas montrés les derniers à se plaindre, lorsque la famine était venue. Le Kaw-djer en reconnut plus d’un, parmi eux, qui avaient imploré son aide et qui avaient accepté sans scrupule sa part des vivres prélevés sur ceux du Bourg-Neuf. Se voyant dépistés, ils étaient fort embarrassés maintenant, bien que le Kaw-djer ne manifestât par aucun signe les sentiments que leur ruse pouvait lui faire éprouver.

Elle était cependant de nature à lui ouvrir de profondes perspectives sur les lois inflexibles qui gouvernent le monde. En fermant l’oreille aux cris de détresse que la faim arrachait à leurs compagnons de misère, en y mêlant hypocritement les leurs afin d’éviter le partage de ce qu’ils réservaient pour eux-mêmes, ces