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Le Kaw-djer se mit en marche à grands pas. À travers la campagne silencieuse, une rumeur, d’abord légère, puis de plus en plus violente à mesure qu’il approchait, parvenait jusqu’à lui.

En vingt minutes il eut atteint le campement. Passant rapidement entre les maisons noires, il allait déboucher sur l’espace laissé libre devant la maison du gouverneur, quand un spectacle, étrange et du plus intense pittoresque l’arrêta un instant.

Éclairée par un cercle de torches fuligineuses, la population entière de Libéria semblait s’être donné rendez-vous sur le terre-plein. Tout le monde était là, hommes, femmes, enfants, divisés en trois groupes distincts. Le plus important de beaucoup au point de vue du nombre était massé juste en face du Kaw-djer. Ce groupe, qui comprenait la totalité des enfants et des femmes, demeurait silencieux et semblait composé en somme des spectateurs des deux autres. De ceux-ci, l’un se tenait rangé en bataille devant le palais du gouvernement, comme s’il eût voulu en défendre l’entrée, tandis que l’autre avait pris position de l’autre côté de la place.

Non, Sirdey n’avait pas menti. Au milieu du terre-plein, sept corps s’allongeaient, en effet.

Des blessés ou des morts ? À cette distance, le Kaw-djer n’en pouvait rien savoir, la flamme mouvante des torches leur prêtant à tous les mêmes apparences de vie.

À en juger par leur attitude, il paraissait impossible de mettre en doute l’hostilité réciproque des deux groupes les moins nombreux. Cependant, de part et d’autre des corps déposés sur le sol, il semblait exister une zone neutre que nul des partis adverses ne se hasardait à franchir. Ceux qu’on était en droit, selon toute apparence, de considérer comme les assaillants n’esquissaient aucun geste d’attaque, et les défenseurs de Beauval n’avaient pas l’occasion de montrer leur courage. La bataille n’était pas engagée. On n’en était encore qu’aux paroles, mais, par exemple, on ne s’en faisait pas faute. Par-dessus les blessés ou les morts, on poursuivait une discussion fiévreuse ; on échangeait, en guise de balles, des paroles qui, tantôt s’amenuisaient en arguments, et tantôt s’enflaient jusqu’à l’invective.

On fit silence, quand le Kaw-djer pénétra dans le cercle de lumière. Sans s’occuper de ceux qui l’entouraient, il alla droit aux corps étendus et se pencha sur l’un d’eux. Celui-ci n’étant