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Souvent, de la fenêtre de la demeure décorée par lui du nom pompeux de Palais du gouvernement, il regardait tout songeur passer la foule, de jour en jour plus nombreuse à mesure que l’approche du printemps adoucissait la température. Aux regards qu’on lançait de son côté, aux poings qu’on brandissait parfois dans sa direction, il comprenait que la campagne de Dorick portait ses fruits et, peu enclin à descendre du pavois, il élaborait des plans de défense.

Certes, il ne pouvait nier l’état de délabrement de la colonie, mais il en accusait les circonstances et, en particulier, le climat. Son imperturbable confiance en lui-même n’en était aucunement diminuée. S’il n’avait rien fait, parbleu, c’est qu’il n’y avait rien à faire, et un autre n’en eût pas fait davantage.

Ce n’est pas uniquement par orgueil que Beauval se cramponnait à sa fonction. Malgré tout, dans les circonstances présentes, il avait perdu beaucoup de ses illusions sur le lustre qu’il en recevait. Il songeait aussi, avec inquiétude et complaisance à la fois, à l’abondante réserve de vivres qu’il était parvenu à mettre à l’abri. En aurait-il été ainsi, s’il n’avait pas été le chef ? En serait-il encore ainsi, s’il ne l’était plus ?

C’est donc pour défendre sa vie, en même temps que sa place, qu’il se jeta ardemment dans la lutte. Très habilement, il ne contesta aucun des griefs énumérés par Dorick. Sur ce terrain il eût été vaincu d’avance. Il les accentua au contraire. De tous les mécontents, ce fut lui le plus ardent.

Par exemple, les deux adversaires différèrent d’avis sur le remède qu’il convenait d’appliquer. Tandis que Dorick prônait un changement de gouvernement, Beauval conseillait l’union et faisait remonter à d’autres la responsabilité des malheurs qui accablaient la colonie.

Les auteurs responsables de ces malheurs, qui étaient-ils ? Nuls autres, d’après lui, que le petit nombre d’émigrants qui n’avaient pas été dans la nécessité de se réfugier à la côte au cours de l’hiver. Le raisonnement de Beauval était simple. Puisqu’on ne les avait pas revus, c’est qu’ils avaient réussi. Ils possédaient, par conséquent, des vivres, et ces vivres, on avait le droit de les confisquer au profit de tous.

Ces excitations trouvèrent de l’écho dans une population réduite au désespoir, et on leur obéit sans attendre. D’abord, on