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L’événement vérifia son pronostic. Quand il revint, Fritz Gross n’était plus de ce monde. Son grand corps déjà froid gisait à même le sol, saisi par l’immobilité éternelle, et ses yeux étaient désormais fermés aux choses d’ici-bas.

Mais une particularité attira l’attention du Kaw-djer. Un instant de lucidité avait traversé, sans doute, l’agonie du défunt, lui rendant pendant la durée d’un éclair la conscience du génie qui allait périr avec lui et, peut-être aussi, du mauvais usage qu’il en avait fait. Avant d’expirer, il avait pensé à dire adieu à la seule chose qu’il eût aimée sur la terre. En tâtonnant, il avait cherché son violon, afin de pouvoir étreindre, au moment du grand départ, l’instrument merveilleux qui reposait maintenant sur son cœur, abandonné par la main défaillante qui l’y avait placé.

Le Kaw-djer prit ce violon d’où tant de chants divins s’étaient envolés et qui n’appartenait plus désormais à personne, puis, de retour au Bourg-Neuf, il se dirigea vers la maison occupée par Hartlepool et les deux mousses.

« Sand !… » appela-t-il, en ouvrant la porte.

L’enfant accourut.

— Je t’avais promis un violon, mon garçon, dit le Kaw-djer. Le voici.

Sand, tout pâle de surprise et de joie, prit l’instrument d’une main tremblante.

— Et c’est un violon qui sait la musique ! ajouta le Kaw-djer, car c’est celui de Fritz Gross.

— Alors…, balbutia Sand, M. Gross… veut bien…

— Il est mort, expliqua le Kaw-djer.

— Ça fait un ivrogne de moins », déclara froidement Hartlepool.

Telle fut l’oraison funèbre de Fritz Gross. Quelques jours après, un autre décès, celui de Lazare Ceroni, toucha plus directement le Kaw-djer. La disparition du père de Graziella ne pouvait, en effet, que favoriser l’accomplissement des rêves de Halg. Tullia n’appela à son aide que lorsqu’il était trop tard pour intervenir avec quelque chance de succès. Dans son ignorance, elle avait laissé la maladie se développer librement, sans concevoir d’inquiétudes plus vives que de coutume. Savoir que celui à qui elle avait tout sacrifié était irrémédiablement perdu fut pour elle un véritable coup de foudre.

D’ailleurs, l’intervention du Kaw-djer, eût-elle été moins tar-