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nies en une seule plus vaste que Beauval appelait pompeusement son « Palais », la place alors commença à manquer, et il fallut de nouveau recourir aux tentes.

Mais la question des vivres dominait toutes les autres. Cette multitude de bouches avides diminuait rapidement les provisions apportées par le Ribarto. Alors qu’on pensait avoir la vie assurée pour une année et plus, on ne pourrait même pas, du train dont allaient les choses, atteindre le printemps. Beauval eut la sagesse de le comprendre et, faisant enfin acte de chef, rendit un décret par lequel il rationnait sévèrement la population croissante.

Il fut débordé. On ne tenait aucun compte d’un décret qu’on savait être dénué de sanction. Afin de le faire respecter, force lui fut de recruter parmi ses plus chauds partisans une vingtaine de volontaires qui montèrent la garde autour des provisions, comme l’avaient jadis montée l’équipage du Jonathan. Cette mesure excita des murmures, mais Beauval fut obéi.

Celui-ci croyait en avoir fini avec les difficultés de la situation ou du moins avoir reculé les mauvais jours autant que cela était humainement possible, quand d’autres catastrophes fondirent sur Libéria.

Tous ces vaincus, qui refluaient vers la mer, y revenaient moralement déprimés, affaiblis physiquement tant par le climat que par les privations et les fatigues de la route. Ce qui devait arriver arriva. Une violente épidémie se déclara. La maladie et la mort firent rage dans cette population débilitée.

L’excès de leur détresse ramena vers le Kaw-djer la pensée de ces malheureux. Jusqu’au milieu du mois de juin, ils ne s’étaient pas inquiétés de son absence. On oublie facilement des bienfaits passés, qu’on ne s’estime pas dans le cas de recevoir dans l’avenir. Mais la misère où ils étaient réduits les fit songer à celui qui tant de fois déjà les avait secourus. Pourquoi les abandonnait-il, à cette heure où tant de maux les accablaient ? Quels que fussent les motifs de la scission survenue entre le campement principal et son annexe, combien ces motifs leur paraissaient légers en regard de leurs souffrances ! Et peu à peu, plus nombreux de jour en jour, les regards se tendirent vers le Bourg-Neuf, dont les toits perçaient la neige sur l’autre rive.

Un jour, — on était alors au 10 juillet, — le Kaw-djer occupait