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l’ancre et reprit la mer. Quelques heures plus tard, comme s’il n’eût attendu que le départ du navire, le Kaw-djer revenait à la côte.

L’existence antérieure recommença, les uns jardinant ou pêchant, le Kaw-djer poursuivant la série de ses chasses, la plupart ne faisant rien et se laissant vivre avec une sérénité que justifiait dans une certaine mesure l’augmentation du stock de provisions. La population étant réduite à moins de cent âmes, en y comprenant le Bourg-Neuf, nom donné d’un consentement général à l’agglomération groupée autour du Kaw-djer, il y avait des vivres pour au moins dix-huit mois. Pourquoi, dès lors, se serait-on inquiété ?

Quant à Beauval, il régnait. À vrai dire, c’était à la manière d’un roi fainéant, et, s’il régnait, il ne gouvernait pas. D’ailleurs, à son estime, les choses allaient très bien ainsi. Dès les premiers jours de sa nomination, il avait, par décret, baptisé le campement, qui, promu au rang de capitale officielle de l’île Hoste, portait depuis le nom de Libéria ; après cet effort, il s’était reposé.

Le don généreux du gouvernement chilien lui fournit l’occasion de faire un deuxième acte d’autorité, dont l’important objet fut l’organisation des plaisirs de son peuple. Sur son ordre, tandis que la moitié des boissons alcooliques apportées par le Ribarto était mise en réserve, l’autre moitié fut distribuée aux colons. Le résultat de cette largesse ne se fit pas attendre. Beaucoup perdirent immédiatement la raison, et Lazare Ceroni plus que tous les autres. Tullia et sa fille eurent ainsi à subir de nouveau d’abominables scènes, dont les éclats se perdirent dans le grondement de la kermesse qui, pour la seconde fois, secouait tout le campement.

On buvait. On jouait. On dansait aussi, aux sons du violon de Fritz Gross, que l’alcool avait ressuscité. Les plus sobres faisaient cercle autour du génial musicien. Le Kaw-djer lui-même ne dédaigna pas de passer la rivière, attiré par ces chants merveilleux, plus merveilleux encore d’être uniques dans ces lointaines régions. Quelques habitants du Bourg-Neuf l’accompagnaient alors, Harry Rhodes et sa famille qui goûtaient vivement le charme de cette musique, Halg et Karroly, pour qui elle était une véritable révélation et qui bayaient littéralement d’admiration. Quant à Dick et Sand, ils ne manquaient aucune