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rive. Il s’agissait de ces pêcheurs maladroits qui, une première fois, avaient fait appel à la générosité des deux Fuégiens. Mis en goût par le succès de leur requête, ils l’avaient renouvelée à intervalles de plus en plus rapprochés, et, maintenant, il ne s’écoulait guère de jour que Halg ne vît une partie de sa pêche passer dans leurs mains. Ils ne se gênaient même plus. Du moment qu’on avait la bonté de travailler pour eux, ils jugeaient sans doute inutile de prendre la moindre peine. Ils restaient donc à terre et attendaient tranquillement le retour de la chaloupe pour réclamer, comme un dû, leur part du butin.

Halg commençait à s’irriter d’un tel sans-gêne, d’autant plus que son ennemi Sirk faisait partie de cette bande de fainéants. Avant de leur opposer un refus, il avait voulu, toutefois, solliciter l’avis du Kaw-djer. Disciple docile, il entendait se conformer à la pensée du maître.

Ses deux amis et lui assis sur la grève, l’infini de la mer devant eux, il raconta les faits en détail. La réponse du Kaw-djer fut nette.

« Regarde cet espace immense, Halg, dit-il avec une sereine douceur, et qu’il t’apprenne une plus large philosophie. Quelle folie ! Être une poussière impalpable perdue dans un monstrueux univers, et s’agiter pour quelques poissons !… Les hommes n’ont qu’un devoir, mon enfant, et c’est en même temps une nécessité s’ils veulent vaincre et durer : s’aimer et s’aider les uns les autres. Ceux dont tu me parles ont, à coup sûr, manqué à ce devoir, mais est-ce une raison pour les imiter ? La règle est simple : assurer d’abord ta propre subsistance, puis, cette condition remplie, assurer celle du plus grand nombre possible de tes semblables. Que t’importe qu’ils abusent ? C’est tant pis pour eux, non pour toi. »

Halg avait écouté avec respect cet exposé de principes. Il allait peut-être y répondre, quand le chien Zol, couché aux pieds des trois causeurs, gronda sourdement. Presque aussitôt, une voix s’éleva à quelques pas derrière eux.

« Kaw-djer ! » appelait-on.

Le Kaw-djer retourna la tête.

— Monsieur Beauval !… dit-il.

— Lui-même… J’ai à vous parler, Kaw-djer.

— Je vous écoute.