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poings étaient brandis en gestes de menace. Quelle pouvait être la cause de ces troubles qui ressemblaient fort à une émeute ?

Il n’en existait point. Ou du moins la cause initiale était d’une telle insignifiance et remontait si loin, que nul des belligérants n’eût été capable de la dire.

Cela avait commencé six semaines plus tôt, à propos d’un objet de ménage qu’une femme prétendait avoir prêté à une autre qui, de son côté, soutenait l’avoir rendu. Qui avait raison ? Personne ne le savait. De fil en aiguille, les deux femmes avaient fini par s’injurier abondamment pour ne s’arrêter qu’à bout de souffle. Trois jours plus tard, la dispute avait repris, en s’aggravant, car les maris, cette fois, s’en étaient mêlés.

D’ailleurs, il n’était plus question de la cause première du litige. Déjà on avait perdu de vue l’origine de l’animosité, mais l’animosité subsistait. Pour lui obéir, par simple besoin de nuire, les quatre adversaires s’étaient reproché toutes les abominations de la terre, s’accusant réciproquement d’un grand nombre de mauvaises actions, parfois imaginaires, qu’ils faisaient sortir des ombres du passé. Plus une trouvaille était cruelle, plus elle rendait fier son auteur, et chacun s’enorgueillissait du mal qu’il faisait aux autres. « Eh bien ! et moi ?… Vous avez vu, quand je lui ai dit… », cette forme de discours devait souvent revenir dans leurs conversations ultérieures.

L’escarmouche, toutefois, n’avait pas été plus loin, mais ensuite les langues ne s’étaient plus arrêtées. Auprès de leurs amis respectifs, les deux partis s’étaient livrés à un débinage en règle allant, suivant une marche progressive, des appréciations méprisantes et des insinuations, aux médisances et aux calomnies. Ces propos, répétés complaisamment aux oreilles des intéressés avaient déchaîné la tempête. Les hommes en étaient venus aux mains, et l’un d’eux avait eu le dessous. Le lendemain, le fils du vaincu avait prétendu venger son père, et il en était résulté une seconde bataille plus sérieuse que la précédente, les habitants des deux maisons où logeaient les combattants n’ayant pu résister au désir d’intervenir dans la querelle.

La guerre ainsi déclarée, les deux groupes avaient fait une active propagande, chacun recrutant des partisans. Maintenant, la majorité des émigrants se trouvait divisée en deux camps. Mais, à mesure que les armées étaient devenues plus nombreuses,