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exemple, qui crurent devoir affirmer la supériorité qu’ils s’attribuaient en se montrant brutaux et grossiers envers ces sauvages inoffensifs. L’un d’eux alla même plus loin et poussa la cupidité au point d’être tenté par les misérables richesses de cette horde vagabonde. Le Kaw-djer, attiré par des cris d’appel, dut un jour venir au secours d’une jeune Fuégienne que malmenait ce même Sirk dont Halg avait prononcé le nom. Le lâche individu cherchait à s’emparer des anneaux de cuivre dont la jeune fille ornait ses poignets, et qu’il s’imaginait être en or. Rudement châtié, il se retira l’injure à la bouche. C’était, tous comptes faits, le deuxième émigrant qui se déclarait ouvertement l’ennemi du Kaw-djer.

Celui-ci avait vu arriver avec grand plaisir ses amis Fuégiens. Il retrouvait en eux sa clientèle et, à leur empressement, à leurs témoignages de reconnaissance, on voyait quelle affection, on pourrait dire quelle adoration les mettait à ses pieds. Un jour, — on était alors le 15 octobre — Harry Rhodes ne put lui cacher combien le touchait la conduite de ces pauvres gens.

« Je comprends, lui dit-il, que vous soyez attaché à ce pays où vous faites œuvre si humaine, et que vous ayez hâte de retourner au milieu de ces tribus. Vous êtes un dieu pour elles…

— Un dieu ?… interrompit le Kaw-djer. Pourquoi un dieu ? Il suffit d’être un homme pour faire le bien ! »

Harry Rhodes, sans insister, se borna à répondre :

— Soit, puisque ce mot vous révolte. Je dirai donc, pour exprimer autrement ma pensée, qu’il n’eût tenu qu’à vous de devenir roi de la Magellanie, au temps où elle était indépendante.

— Les hommes, ne fussent-ils que des sauvages, répliqua le Kaw-djer, n’ont aucun besoin d’un maître… D’ailleurs, un maître, les Fuégiens en ont un maintenant…

Le Kaw-djer avait prononcé ces derniers mots presque à voix basse. Il semblait plus préoccupé que d’habitude. Les quelques paroles échangées lui rappelaient quelle serait l’incertitude de sa destinée, le jour prochain où il devrait se séparer de cette honnête famille qui avait réveillé en lui les instincts de sociabilité si naturels à l’homme. Ce serait pour lui un chagrin profond de quitter cette femme si dévouée dont il avait pu apprécier la charitable bonté, son mari, d’un caractère si sincère et si droit, devenu pour lui un ami, ces deux enfants Edward et Clary,