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vais temps et la pénétrante humidité qui en était la conséquence.

Cette humidité perpétuelle avait de déplorables résultats au point de vue hygiénique. Les maladies se multipliaient. Le Kaw-djer arrivait généralement à les enrayer, mais il n’en était pas ainsi quand elles se développaient dans des organismes affaiblis, et par suite incapables de réagir. Au cours de l’hiver, il se produisit pour cette raison huit décès, dont Lewis Dorick dut être désolé, car ils frappèrent en majorité dans la partie de la population qui se laissait le plus bénévolement mettre à contribution.

Un de ces décès désespéra Dick et Sand. Ce fut celui de Marcel Norely. Le petit infirme ne put résister à ce rude climat. Sans souffrance, sans agonie, il s’éteignit un soir en souriant.

Les survivants ne semblaient pas fort émus de ces disparitions. Outre qu’elles étaient en quelque sorte noyées dans la foule, on se flatte volontiers d’échapper personnellement aux malheurs du voisin. L’annonce d’une mort nouvelle n’interrompait qu’un instant leur léthargie. À vrai dire, ils paraissent ne plus avoir de vitalité, hormis pour s’égosiller dans des disputes aussi violentes d’expression que futiles dans leur principe.

La fréquente répétition de ces querelles inspirait au Kaw-djer d’amères réflexions. Il était trop intelligent pour ne pas voir les choses sous leur vrai jour, trop sincère pour échapper aux conséquences logiques de ses observations.

Dans cette réunion fortuite d’hommes venus de tous les points du monde, la maîtresse passion était décidément la haine. Non pas la haine blâmable encore, du moins logique, qui gonfle le cœur de celui qui souffre un grave et injuste dommage, mais une haine réciproque et latente, essentielle pour ainsi dire, qui, dans une catastrophe si exceptionnelle, et tout réduits qu’ils fussent aux dernières limites du malheur, et toutes pareilles que fussent leurs destinées sans joie, les jetait pour des riens les uns contre les autres, comme si la nature mêlait aux germes de vie un obscur, un impérieux instinct de détruire ce qu’elle crée.

La veulerie de ses compagnons frappait aussi le Kaw-djer. À peine si quelques-uns, tels que les quatre familles dissidentes et les chasseurs de loups marins, avaient eu le courage de réagir. Les autres se laissaient aller au jour le jour. Ils avaient pitance et logis. Ils n’en demandaient pas davantage. Aucun besoin de