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d’aliments, et les émigrants commencèrent à se disperser et à regagner les tentes d’un air morne.

Mais, attirés au passage par un autre groupe en voie de formation, ils s’arrêtaient machinalement, sans même s’apercevoir qu’en s’agrégeant à ce second groupe alimenté par les éléments désassociés du premier, ils se transformaient ipso facto en auditeurs de Ferdinand Beauval. Celui-ci avait jugé, en effet, l’occasion favorable au placement d’un nouveau discours et, comme précédemment, il haranguait ses compagnons du haut d’un rocher élevé à la dignité de tribune. Ainsi qu’on peut le supposer, l’orateur socialiste n’était pas tendre pour le régime capitaliste en général et, en particulier, pour le gouverneur de Punta-Arenas qui, d’après lui, en était le produit naturel. Il stigmatisait avec éloquence l’égoïsme de ce fonctionnaire dénué de la plus élémentaire humanité, qui laissait si allègrement un tel nombre de malheureux exposés à tous les dangers et à toutes les misères.

Les émigrants ne prêtaient qu’une oreille distraite à la diatribe du tribun. À quoi tendait ce verbiage ? Beauval pouvait bien en clamer pire encore, ce n’est pas cela qui ferait avancer d’un pas leurs affaires. Pour améliorer leur sort il fallait des actes, non des mots. Mais quels actes ? Personne, à vrai dire, n’en savait rien. Et péniblement, ils cherchaient, sans grand espoir de la trouver, la solution du problème, en tenant baissés vers le sol leurs yeux ingénus.

Une idée, pourtant, naissait peu à peu dans ces cervelles obscures. Ce qu’il fallait faire, quelqu’un le savait peut-être. Peut-être celui qui les avait déjà tirés de plus d’un mauvais pas donnerait-il le moyen de remédier à cette situation, quand il en serait instruit. C’est pourquoi ils coulaient de timides regards du côté du Kaw-djer, vers lequel se dirigeaient précisément Harry Rhodes et Germain Rivière. Chaque membre d’une population de douze cents âmes ne pouvant prendre à lui seul une décision pour l’ensemble, le plus simple, après tout, était de s’en rapporter au Kaw-djer, à son dévouement, à son expérience, un tel parti ayant, en tout cas, l’inappréciable avantage de rendre superflue la réflexion pour les autres.

S’étant ainsi libérés de tout souci immédiat, les émigrants délaissèrent, les uns après les autres, Ferdinand Beauval,