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les enfants

« Je connaissais exactement la situation de l’îlot par mes instruments, que j’avais sauvés du naufrage. Ce relèvement nous plaçait hors de la route des navires, et nous ne pouvions être recueillis, à moins d’un hasard providentiel. Tout en songeant à ceux qui m’étaient chers et que je n’espérais plus revoir, j’acceptai courageusement cette épreuve, et le nom de mes deux enfants se mêla chaque jour à mes prières.

« Cependant, nous travaillions résolument. Bientôt plusieurs acres de terre furent ensemencés avec les graines du Britannia ; les pommes de terre, la chicorée, l’oseille assainirent notre alimentation habituelle ; puis d’autres légumes encore. Nous prîmes quelques chevreaux qui s’apprivoisèrent facilement. Nous eûmes du lait, du beurre. Le nardou, qui croissait dans les creeks desséchés, nous fournit une sorte de pain assez substantiel, et la vie matérielle ne nous inspira plus aucune crainte.

« Nous avions construit une maison de planches avec les débris du Britannia ; elle fut recouverte de voiles soigneusement goudronnées, et sous ce solide abri la saison des pluies se passa heureusement. Là, furent discutés bien des plans, bien des rêves, dont le meilleur vient de se réaliser !

« J’avais d’abord eu l’idée d’affronter la mer sur un canot fait avec les épaves du navire, mais quinze cents milles nous séparaient de la terre la plus proche, c’est-à-dire des îles de l’archipel Pomotou. Aucune embarcation n’eût résisté à une traversée si longue. Aussi j’y renonçai, et je n’attendis plus mon salut que d’une intervention divine.

« Ah ! mes pauvres enfants ! que de fois, du haut des rocs de la côte, nous avons guetté des navires au large ! Pendant tout le temps que dura notre exil, deux ou trois voiles seulement apparurent à l’horizon, mais pour disparaître aussitôt ! Deux ans et demi se passèrent ainsi. Nous n’espérions plus, mais nous ne désespérions pas encore.

« Enfin, la veille de ce jour, j’étais monté sur le plus haut sommet de l’île, quand j’aperçus une légère fumée dans l’ouest. Elle grandit. Bientôt un navire devint visible à mes yeux. Il semblait se diriger vers nous. Mais n’éviterait-il pas cet îlot qui ne lui offrait aucun point de relâche ?

« Ah ! quelle journée d’angoisses, et comment mon cœur ne s’est-il pas brisé dans ma poitrine ! Mes compagnons allumèrent un feu sur un des pics de Maria-Thérésa. La nuit vint, mais le yacht ne fit aucun signal de reconnaissance ! Le salut était là cependant ! Allions-nous donc le voir s’évanouir !

« Je n’hésitai plus. L’ombre s’accroissait. Le navire pouvait doubler l’île pendant la nuit. Je me jetai à la mer et me dirigeai vers lui. L’espoir triplait mes forces. Je fendais les lames avec une vigueur surhumaine.