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tentes et de couvertures, et chacun s’endormit sous un ciel menaçant, qui s’en tint aux menaces, fort heureusement.

Le lendemain, à mesure que la plaine s’abaissait, la présence des eaux souterraines se trahit plus sensiblement encore ; l’humidité suintait par tous les pores du sol. Bientôt de larges étangs, les uns déjà profonds, les autres commençant à se former, coupèrent la route de l’est. Tant qu’il ne s’agit que de « lagunas, » amas d’eau bien circonscrits et libres de plantes aquatiques, les chevaux purent aisément s’en tirer ; mais avec ces bourbiers mouvants nommés « pentanos, » ce fut plus difficile ; de hautes herbes les obstruaient, et pour reconnaître le péril, il fallait y être engagé.

Ces fondrières avaient été déjà fatales à plus d’un être vivant. En effet, Robert, qui s’était porté en avant d’un demi-mille, revint au galop, et s’écria :

« Monsieur Paganel ! monsieur Paganel ! une forêt de cornes !

— Quoi ! répondit le savant, tu as trouvé une forêt de cornes ?

— Oui, oui, tout au moins un taillis.

— Un taillis ! tu rêves, mon garçon, répliqua Paganel en haussant les épaules.

— Je ne rêve pas, reprit Robert, et vous verrez vous-même ! voilà un singulier pays ! On y sème des cornes, et elles poussent comme du blé ! Je voudrais bien en avoir de la graine !

— Mais il parle sérieusement, dit le major.

— Oui, monsieur le major, vous allez bien voir. »

Robert ne s’était pas trompé, et bientôt on se trouva devant un immense champ de cornes, régulièrement plantées, qui s’étendait à perte de vue. C’était un véritable taillis, bas et serré, mais étrange.

« Eh bien ? dit Robert.

— Voilà qui est particulier, répondit Paganel en se tournant vers l’Indien et l’interrogeant.

— Les cornes sortent de terre, dit Thalcave, mais les bœufs sont dessous.

— Quoi ! s’écria Paganel, il y a là tout un troupeau enlisé dans cette boue ?

— Oui, » fit le Patagon.

En effet, un immense troupeau avait trouvé la mort sous ce sol ébranlé par sa course ; des centaines de bœufs venaient de périr ainsi, côte à côte, étouffés dans la vaste fondrière. Ce fait, qui se produit quelquefois dans la plaine argentine, ne pouvait être ignoré de l’Indien, et c’était un avertissement dont il convenait de tenir compte.

On tourna l’immense hécatombe qui eût satisfait les dieux les plus exi-