Page:Verne - Les Enfants du capitaine Grant.djvu/174

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Et après avoir dégagé sa main, non sans peine, de l’étau vivant qui la broyait, il entra en conversation réglée avec le vigoureux commandant. Glenarvan aurait bien voulu placer un mot qui eût rapport à ses affaires, mais le militaire racontait son histoire, et il n’était pas d’humeur à s’arrêter en route. On voyait que ce brave homme avait quitté la France depuis longtemps ; sa langue maternelle ne lui était plus familière, et il avait oublié, sinon les mots, du moins la manière de les assembler. Il parlait à peu près comme un nègre des colonies françaises.

En effet, et ainsi que ses visiteurs ne tardèrent pas à l’apprendre, le commandant du fort Indépendance était un sergent français, ancien compagnon de Parchappe.

Depuis la fondation du fort, en 1828, il ne l’avait plus quitté, et actuellement il le commandait avec l’agrément du gouvernement argentin. C’était un homme de cinquante ans, un Basque ; il se nommait Manuel Ipharaguerre. On voit que, s’il n’était pas Espagnol, il l’avait échappé belle. Un an après son arrivée dans le pays, le sergent Manuel se fit naturaliser, prit du service dans l’armée argentine et épousa une brave Indienne, qui nourrissait alors deux jumeaux de six mois. Deux garçons, bien entendu, car la digne compagne du sergent ne se serait pas permis de lui donner des filles. Manuel ne concevait pas d’autre état que l’état militaire, et il espérait bien, avec le temps et l’aide de Dieu, offrir à la république une compagnie de jeunes soldats tout entière.

« Vous avez vu ! dit-il. Charmants ! Bons soldats. José ! Juan ! Miquele ! Pepe ! Pepe, sept ans ! Mâche déjà sa cartouche ! »

Pepe, s’entendant complimenter, rassembla ses deux petits pieds et présenta les armes avec une grâce parfaite.

« Il ira bien ! ajouta le sergent. Un jour, colonel-major ou brigadier général ! »

Le sergent Manuel se montrait si enchanté qu’il n’y avait à le contredire ni sur la supériorité du métier des armes, ni sur l’avenir réservé à sa belliqueuse progéniture. Il était heureux, et, comme l’a dit Gœthe : « Rien de ce qui nous rend heureux n’est illusion. »

Toute cette histoire dura un bon quart d’heure, au grand étonnement de Thalcave. L’Indien ne pouvait comprendre que tant de paroles sortissent d’un seul gosier. Personne n’interrompit le commandant. Mais comme il faut bien qu’un sergent, même un sergent français, finisse par se taire, Manuel se tut enfin, non sans avoir obligé ses hôtes à le suivre dans sa demeure. Ceux-ci se résignèrent à être présentés à madame Ipharaguerre, qui leur parut être « une bonne personne, » si cette expression du vieux monde peut s’employer, toutefois, à propos d’une Indienne.