Page:Verne - Les Cinq Cents Millions de la Bégum - Les Révoltés de la Bounty.djvu/189

Cette page a été validée par deux contributeurs.
171
L’ABANDON

cinquante livres de biscuit, trente-deux livres de porc salé, six bouteilles de vin, six bouteilles de rhum, la cave à liqueur du capitaine, voilà tout ce que les abandonnés eurent permission d’emporter. On leur jeta, en outre, deux ou trois vieux sabres, mais on leur refusa toute espèce d’armes à feu.

« Où sont donc Heywood et Stewart ? dit Bligh, quand il fut dans la chaloupe. Eux aussi m’ont-ils trahi ? »

Ils ne l’avaient pas trahi, mais Christian avait résolu de les garder à bord.

Le capitaine eut alors un moment de découragement et de faiblesse bien pardonnable, qui ne dura pas.

« Christian, dit-il, je vous donne ma parole d’honneur d’oublier tout ce qui vient de se passer, si vous renoncez à votre abominable projet ! Je vous en supplie, pensez à ma femme et à ma famille ! Moi mort, que deviendront tous les miens !

— Si vous aviez eu quelque honneur, répondit Christian, les choses n’en seraient point arrivées à ce point. Si vous-même aviez pensé un peu plus souvent à votre femme, à votre famille, aux femmes et aux familles des autres, vous n’auriez pas été si dur, si injuste envers nous tous ! »

À son tour, le bosseman, au moment d’embarquer, essaya d’attendrir Christian. Ce fut en vain.

« Il y a trop longtemps que je souffre, répondit ce dernier avec amertume. Vous ne savez pas quelles ont été mes tortures ! Non ! cela ne pouvait durer un jour de plus, et, d’ailleurs, vous n’ignorez pas que, durant tout le voyage, moi, le second de ce navire, j’ai été traité comme un chien ! Cependant, en me séparant du capitaine Bligh, que je ne reverrai probablement jamais, je veux bien, par pitié, ne pas lui enlever tout espoir de salut. — Smith ! descendez dans la cabine du capitaine, et reportez-lui ses vêtements, sa commission, son journal et son portefeuille. De plus, qu’on lui remette mes Tables nautiques et mon propre sextant. Il aura ainsi quelque chance de pouvoir sauver ses compagnons et se tirer d’affaire lui-même ! »

Les ordres de Christian furent exécutés, non sans quelque protestation.

« Et maintenant, Morrison, largue l’amarre, cria le second devenu le premier, et à la grâce de Dieu ! »

Tandis que les révoltés saluaient d’acclamations ironiques le capitaine Bligh et ses malheureux compagnons, Christian, appuyé contre le bastingage, ne pouvait détacher les yeux de la chaloupe qui s’éloignait. Ce brave officier, dont la conduite, jusqu’alors loyale et franche, avait mérité les éloges de tous les commandants sous lesquels il avait servi, n’était plus aujourd’hui que le chef