Page:Verne - Le Superbe Orénoque, Hetzel, 1898.djvu/86

Cette page a été validée par deux contributeurs.
74
LE SUPERBE ORÉNOQUE.

On soupa de bon appétit. Les canards, apprêtés par le sergent Martial, lequel s’entendait en cuisine comme un cantinier de régiment, offraient une chair savoureuse et parfumée, bien supérieure à celle des espèces européennes. À neuf heures, on se coucha, ou du moins le jeune garçon alla s’étendre sur l’estera dans la partie du rouf qui lui servait de chambre, et son oncle, fidèle à ses habitudes, vint soigneusement l’envelopper de la moustiquaire.

Précaution qui fut loin d’être inutile ! Que de moustiques et quels moustiques ! Et M. Chaffanjon, à en croire le sergent Martial, ne saurait être taxé d’exagération pour avoir dit que là « est peut-être la plus grande difficulté d’un voyage sur l’Orénoque ». Des myriades de dards venimeux vous piquent sans relâche, et cette piqûre produit une inflammation, encore douloureuse après quinze jours, qui va jusqu’à provoquer une fièvre intense.

Aussi avec quel soin l’oncle ajusta le voile protecteur autour de la couche du neveu ! Puis, quelles bouffées il tira de sa pipe, afin d’écarter momentanément les terribles insectes ! Et de quelles énergiques tapes il écrasa ceux qui cherchaient à s’introduire par les plis mal fermés !

« Mon bon Martial, tu vas te démettre les poignets… répétait Jean. Il est inutile de te donner tant de peine !… Rien ne m’empêche de dormir…

— Non, répondait le vieux soldat, je ne veux pas qu’une seule de ces abominables bêtes siffle à tes oreilles ! »

Et il continua sa manœuvre aussi longtemps qu’il entendit quelque bourdonnement suspect. Puis, lorsqu’il s’aperçut que Jean était plongé dans le sommeil, il alla se coucher à son tour. Quant à lui, il se moquait pas mal de ces attaques-là. Mais, bien qu’il se dît trop coriace pour en souffrir, la vérité est qu’il était piqué tout comme un autre, et se grattait à faire trembler la pirogue.

Le lendemain matin, démarrage des embarcations et départ à la voile. Le vent était favorable, intermittent, il est vrai. De gros nuages boursouflés couvraient le ciel à moyenne hauteur. La pluie tombait