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LE SUPERBE ORÉNOQUE.

La veille de ce jour, deux voyageurs, descendus à un hôtel de Ciudad-Bolivar, causaient dans la chambre de l’un d’eux, vers huit heures du soir. Une légère brise rafraîchissante entrait par la fenêtre, qui s’ouvrait sur la promenade de l’Alameda.

En ce moment, le plus jeune de ces voyageurs venait de se lever, et dit à l’autre en français :

« Écoute-moi bien, mon bon Martial, et, avant de prendre le lit, je te rappelle une dernière fois tout ce qui a été convenu entre nous avant notre départ.

— Comme vous voudrez, Jean…

— Allons, s’écria Jean, voilà que tu oublies déjà ton rôle dès les premiers mots !

— Mon rôle ?…

— Oui… tu ne me tutoies pas…

— C’est juste !… Satané tutoiement !… Que voulez-vous… non !… que veux-tu ?… le manque d’habitude…

— Le manque d’habitude, mon pauvre sergent !… Y penses-tu ?… Voilà un mois que nous avons quitté la France, et tu m’as tutoyé pendant toute la traversée de Saint-Nazaire à Caracas.

— C’est pourtant vrai ! répliqua le sergent Martial.

— Et maintenant que nous sommes arrivés à Bolívar, c’est-à-dire au point où commence ce voyage qui nous réserve tant de joies… peut-être tant de déceptions… tant de douleurs… »

Jean avait prononcé ces mots avec une émotion profonde. Sa poitrine se soulevait, ses yeux devenaient humides. Cependant il se maîtrisa, en voyant le sentiment d’inquiétude qui se peignit sur la rude figure du sergent Martial.

Et, alors, il reprit en souriant, d’un ton câlin :

« Oui… maintenant que nous sommes à Bolívar, il t’arrive d’oublier que tu es mon oncle et que je suis ton neveu…

— Quelle bête je fais ! répondit le sergent Martial, en s’administrant une forte tape sur le front.

— Non… mais tu te troubles, et, au lieu que ce soit toi qui veilles