Page:Verne - Le Superbe Orénoque, Hetzel, 1898.djvu/221

Cette page a été validée par deux contributeurs.
197
LE CHUBASCO.

tée du fleuve. Impossible de les maintenir avec les pagaies d’arrière que les patrons essayaient vainement de manœuvrer. Elles tournaient sur elles-mêmes, lorsqu’elles se heurtaient à quelque vague monstrueuse, qui précipitait à bord d’énormes paquets d’eau. À demi enfoncées sous cette surcharge, elles se fussent certainement englouties, si les mariniers n’avaient pris soin de les vider, et si les passagers ne s’étaient joints à eux. En somme, ces bateaux à fond plat, faits pour naviguer sur des nappes tranquilles, ne sont ni de taille ni de forme à supporter de pareils coups, et le nombre est grand de ceux qui, pendant ces fréquents chubascos de la saison chaude, périssent entre les rives du moyen Orénoque.

Le fleuve est fort large en cet endroit. Il s’évase depuis la pointe méridionale de la grande île de Guayartivari. On le prendrait pour un vaste lac, arrondi vers l’est, à l’opposé de l’embouchure du Guaviare, qui se creuse en entonnoir au sud. Les violences atmosphériques peuvent donc s’y exercer librement, et les llanos riverains ne présentent ni cerros, ni forêts de nature à leur faire obstacle. L’embarcation, surprise par ces coups de vent, n’a même plus la possibilité de fuir comme les navires en mer, et sa seule ressource est de se jeter à la côte.

Les mariniers le savaient bien, et ne pouvaient rien faire pour prévenir cette catastrophe. Aussi songeaient-ils déjà à sauver leurs personnes, avant d’avoir abordé les récifs, et ce sauvetage ne pourrait s’effectuer qu’à la condition de se lancer à travers le ressac.

MM. Miguel, Varinas et Felipe, malgré les assauts de la rafale, avaient quitté le rouf de la Maripare, inondé en partie par le choc des lames, et ils se tenaient prêts à tout événement.

L’un d’eux s’était borné à dire :

« C’est faire naufrage au port ! »

À bord de la Gallinetta, le sergent Martial essayait de rester calme. S’il eût été seul, s’il n’avait eu à craindre que pour lui, il aurait retrouvé cette résignation d’un vieux soldat qui en a vu bien d’autres ! Mais Jean… le fils de son colonel… cet enfant qu’il avait consenti à