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la goélette halbrane

solide comme celle de sa goélette, tête forte, chevelure déjà grisonnante, yeux noirs dont la prunelle brillait avec des ardeurs de braise sous des sourcils épais, teint hâlé, lèvres serrées qui découvraient une denture fortement emplantée dans des mâchoires puissantes, menton prolongé par la barbiche en gros poils roux, bras et jambes de toute vigueur, tel m’apparut le capitaine Len Guy. Physionomie non pas dure, plutôt impassible, celle d’un individu très renfermé, qui ne livre pas volontiers ses secrets, — ainsi que cela me fut raconté le jour même par quelqu’un de mieux informé que maître Atkins, bien que mon hôtelier se prétendît grand ami du capitaine. La vérité est que personne ne pouvait se flatter d’avoir pénétré cette nature assez rébarbative.

Autant mentionner tout de suite que l’individu auquel j’ai fait allusion était le bosseman de l’Halbrane, un nommé Hurliguerly, natif de l’île de Wight, quarante-quatre ans, moyenne taille, trapu, vigoureux, les bras écartés du corps, les jambes arquées, la tête en boule sur un cou de taureau, la poitrine large à contenir deux paires de poumons — et je me demandai s’il ne les possédait pas, tant il dépensait d’air dans l’acte de la respiration, — toujours soufflant, toujours parlant, l’œil goguenard, la mine rieuse, avec un réseau de rides sous les yeux, produites par l’incessante contraction du grand zygomatique. Notons une boucle — une seule — qui pendait au lobe de son oreille gauche. Quel contraste avec le commandant de la goélette, et comment deux êtres si dissemblables parvenaient-ils à s’entendre ! Ils s’entendaient pourtant, puisque, depuis une quinzaine d’années, ils avaient navigué ensemble, — d’abord sur le brick Power, qui avait été remplacé par le schooner Halbrane, six ans avant le début de cette histoire.

Hurliguerly, dès son arrivée, apprit par Fenimore Atkins que, si le capitaine Len Guy y consentait, je prendrais passage à son bord. Aussi fût-ce sans présentation ni préparation que le bosseman s’approcha de moi dans l’après-midi. Il connaissait déjà mon nom et m’accosta en ces termes :