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le sphinx des glaces

en une contrée nouvelle, « cette contrée de la Désolation et du Silence », comme le dit Edgar Poe, cette magique prison de splendeur et de gloire dans laquelle le chantre d’Éléonora souhaite d’être enfermé comme pour l’éternité, cet immense océan de lumière ineffable…

À mon avis — pour demeurer dans des hypothèses moins fantaisistes, — cette région de l’Antarctide, d’une superficialité qui dépasse cinq millions de milles carrés, est restée ce qu’était notre sphéroïde pendant la période glaciaire…

Durant l’été, l’Antarctide, on le sait, jouit du jour perpétuel, dû aux rayons que l’astre radieux, dans sa spirale ascendante, projette au-dessus de son horizon. Puis, dès qu’il a disparu, c’est la longue nuit qui commence, nuit souvent illuminée par les irradiations des aurores polaires.

C’était donc en pleine saison de lumière que notre goélette allait parcourir ces redoutables régions. La clarté permanente ne lui ferait pas défaut jusqu’au gisement de l’île Tsalal, où nous ne doutions pas de retrouver les hommes de la Jane.

Un esprit plus imaginatif eût, sans doute, éprouvé de singulières surexcitations lors des premières heures passées sur cette limite de la nouvelle zone, — des visions, des cauchemars, des hallucinations d’hypnobate… Il se senti comme transporté au milieu du surnaturel… À l’approche de ces contrées antarctiques, il se serait demandé ce que cachait le voile nébuleux qui en dérobait la plus grande étendue… Y découvrirait-il des éléments nouveaux dans le champ des trois règnes minéral, végétal, animal, des êtres d’une « humanité » spéciale, tels qu’affirme les avoir vus Arthur Pym ?… Que lui offrirait ce théâtre des météores, sur lequel est encore baissé le rideau des brumes ?… Sous l’intense oppression de ses rêves, lorsqu’il songerait au retour, ne perdrait-il pas tout espoir ?… N’entendrait-il pas, à travers les stances du plus étrange des poèmes, le corbeau du poète lui crier de sa voix croassante :

« Never more… jamais plus !… jamais plus ! »