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PRISONNIER.

et dont il mit la clef dans sa poche, puis il sortit du tôt pour vaquer à d’autres travaux.

Mais il n’avait plus de cœur à l’ouvrage. Bientôt ses mains demeurèrent inactives, et, assis sur l’un des bancs, le dos tourné à la rive, il laissa son regard errer sur le fleuve. Sa pensée s’envola vers Roustchouk. Il vit sa femme, sa maison riante et pleine de chansons… Certes, il ne regrettait rien. Sacrifier son propre bonheur à la patrie, il le referait si c’était à refaire… Quelle douleur pourtant qu’un si cruel sacrifice eût été à ce point inutile ! La révolte éclatant prématurément et écrasée sans recours, combien d’années encore la Bulgarie gémirait-elle sous le joug des oppresseurs ? Lui-même pourrait-il franchir la frontière, et, s’il y parvenait, retrouverait-il celle qu’il aimait ? Les Turcs ne s’étaient-ils pas emparés, comme d’un otage, de la femme d’un de leurs adversaires les plus déterminés ? S’il en était ainsi, qu’avaient-ils fait de Natcha ?

Hélas ! cet humble drame intime disparaissait dans la convulsion qui secouait la région balkanique. Combien peu comptait cette misère de deux êtres, au milieu de la détresse publique ? Toute la péninsule était parcourue à cette heure par des hordes féroces. Partout le galop sauvage des chevaux faisait trembler la terre, et dans les plus pauvres villages avaient passé la dévastation et la guerre.