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le pays des fourrures.

Mais avant de s’endormir, Mrs. Paulina Barnett avait demandé au lieutenant s’il pouvait estimer la route parcourue depuis le fort Espérance jusqu’à ce campement.

« Je pense que nous n’avons pas fait plus de dix milles, répondit Jasper Hobson.

— Dix sur six cents ! répondit la voyageuse ! Mais à ce compte, nous mettrons trois mois à franchir la distance qui nous sépare du continent américain !

— Trois mois et peut-être davantage, madame répondit Jasper Hobson, mais nous ne pouvons aller plus vite. Nous ne voyageons plus en ce moment, comme nous le faisions, l’an dernier, sur ces plaines glacées qui séparaient le fort Reliance du cap Bathurst, mais bien sur un icefield, déformé, écrasé par la pression, et qui ne peut nous offrir aucune route facile ! Je m’attends à rencontrer de grandes difficultés, pendant cette tentative. Puissions-nous les surmonter ! En tout cas, l’important n’est pas d’arriver vite, mais d’arriver en bonne santé, et je m’estimerai heureux si pas un de mes compagnons ne manque à l’appel quand nous rentrerons au fort Reliance. Fasse le Ciel que, dans trois mois, nous ayons pu atterrir sur un point quelconque de la côte américaine, madame, et nous n’aurons que des actions de grâces à lui rendre ! »

La nuit se passa sans accident, mais Jasper Hobson, pendant sa longue insomnie, avait cru surprendre dans ce sol sur lequel il avait organisé son campement quelques frémissements de mauvais augure, qui indiquaient un manque de cohésion dans toutes les parties de l’icefield. Il lui parut évident que l’immense champ de glace n’était pas cimenté dans toutes ses portions, d’où cette conséquence que d’énormes entailles devaient le couper en maint endroit, et c’était là une circonstance extrêmement fâcheuse, puisque cet état de choses rendait incertaine toute communication avec la terre ferme. D’ailleurs, avant son départ, le lieutenant Hobson avait fort bien observé que ni les animaux à fourrures, ni les carnassiers de l’île Victoria n’avaient abandonné les environs de la factorerie, et si ces animaux n’avaient pas été chercher pour l’hiver de moins rudes climats dans les régions méridionales, c’est qu’ils eussent rencontré sur leur route certains obstacles dont leur instinct leur indiquait l’existence. Jasper Hobson, en faisant cette tentative de rapatrier la petite colonie, en se lançant à travers le champ de glace, avait agi sagement. C’était une tentative à essayer, avant la future débâcle, quitte à échouer, quitte à revenir sur ses pas, et, en abandonnant le fort, Jasper Hobson n’avait fait que son devoir.

Le lendemain, 23 novembre, le détachement ne put pas même s’avancer de dix milles dans l’est, car les difficultés de la route devinrent extrêmes.