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Mais, ce que ne fit pas le lieutenant ce jour-là, d’autres le firent pour lui.

Vers quatre heures, un soldat du régiment de Leib vint demander M. Jean Keller.

Celui-ci se trouvait seul avec moi, à la maison, et prit communication d’une lettre que lui apportait ce soldat.

Quelle fut sa colère, quand il eut achevé de la lire !

Cette lettre était de la dernière insolence envers M. Jean, injurieuse aussi pour M. de Lauranay. Oui ! l’officier von Grawert était descendu jusqu’à insulter un homme de cet âge ! En même temps, il mettait en doute le courage de Jean Keller — un demi-Français qui ne devait avoir qu’une demi-bravoure ! Il ajoutait que si son rival n’était pas un lâche, on le verrait bien à la manière dont il recevrait deux de ses camarades qui viendraient lui rendre visite dans la soirée.

Pour moi, nul doute à cet égard, le lieutenant Frantz n’ignorait plus que M. de Lauranay se préparait à quitter Belzingen, que Jean Keller devait le suivre, et, sacrifiant sa morgue à sa passion, il voulait empêcher ce départ.

Devant une injure qui s’adressait non seulement à lui, mais aussi à la famille de Lauranay, je crus que je ne parviendrais pas à contenir M. Jean.

« Natalis, me dit-il d’une voix altérée par la colère, je ne partirai pas sans avoir châtié cet insolent ! Je ne partirai pas avec cette tache ! C’est indigne de venir m’insulter dans tout ce que j’ai de plus cher ! Je lui ferai voir, à cet officier, qu’un demi-Français, comme il m’appelle, ne recule pas devant un Allemand ! »

Je voulus calmer M. Jean, faire ressortir les conséquences d’une rencontre avec le lieutenant. S’il le blessait, il pouvait s’attendre à des représailles qui nous susciteraient mille embarras. S’il était blessé, comment s’effectuerait notre départ ?

M. Jean ne voulut rien entendre. Au fond, je le comprenais. La lettre du lieutenant dépassait toutes les bornes. Non ! Il n’est pas permis d’écrire de ces choses-là ! Ah ! si j’avais pu prendre l’affaire à mon