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père ne possédait aucun bien et ne devait jamais avoir rien en propre. En même temps que cultivateur, il était chantre au lutrin, chantre « confiteor » . Il avait une voix forte qu’on entendait du petit cimetière attenant à l’église. Il aurait donc pu être curé — ce que nous appelons un paysan trempé dans l’encre. Sa voix, c’est tout ce que j’ai hérité de lui, à peu près.

Mon père et ma mère ont travaillé dur. Ils sont morts dans la même année, en 79. Dieu ait leur âme !

De mes deux sœurs, l’aînée, Firminie, à l’époque où se sont passées les choses que je vais dire, avait quarante cinq ans, la cadette, Irma, quarante, moi, trente et un. Lorsque nos parents moururent, Firminie était mariée à un homme d’Escarbotin, Bénoni Fanthomme, simple ouvrier serrurier, qui ne put jamais s’établir, quoique habile en son état. Quant aux enfants, ils en avaient déjà trois en 81, et il en est venu un quatrième quelques années plus tard. Ma sœur Irma était restée fille et l’est toujours. Je ne pouvais donc compter ni sur elle ni sur les Fanthomme pour me faire un sort. Je m’en suis fait un, tout seul. Aussi, sur mes vieux jours, ai-je pu venir en aide à ma famille.

Mon père mourut le premier, ma mère six mois après. Cela me fit beaucoup de peine. Oui ! c’est la destinée ! Il faut perdre ceux qu’on aime comme ceux qu’on n’aime pas. Cependant, tâchons d’être de ceux qui sont aimés, quand nous partirons à notre tour.

L’héritage paternel, tout payé, ne monta pas à cent cinquante livres — les économies de soixante ans de travail ! Cela fut partagé entre mes sœurs et moi. Autant dire deux fois rien.

Je me trouvais donc à dix-huit ans avec une vingtaine de pistoles. Mais j’étais robuste, fortement taillé, fait aux rudes travaux. Et puis, une belle voix ! Toutefois, je ne savais ni lire ni écrire. Je n’appris que plus tard, comme vous le verrez. Et quand on ne commence pas de bonne heure, on a bien du mal à s’y mettre. La manière d’exprimer ses idées s’en ressent toujours — ce qui ne paraîtra que trop en ce récit.