Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/164

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

frappai à la porte. On ouvrit, et nous entrâmes. Je me hâte de dire que nous étions chez d’honnêtes paysans.

Tout d’abord, ces braves gens nous apprirent que si les Prussiens restaient immobiles dans leurs cantonnements, on attendait les Autrichiens de ce côté. Quant aux Français, le bruit courait que Dumouriez avait enfin quitté Sedan à la suite de Dillon, qu’il descendait entre l’Argonne et la Meuse, afin de jeter Brunswick hors de la frontière.

C’était là une erreur, comme on le verra bientôt — erreur qui heureusement ne devait nous causer aucun préjudice.

Cela dit, l’hospitalité que nous offrirent ces paysans fut aussi complète que possible dans les déplorables circonstances où ils se trouvaient. Un bon feu, — ce que nous appelons un feu à bataille — fut allumé dans l’âtre, et nous fîmes là un bon repas avec des œufs, des saucisses frites, une grosse miche de pain de seigle, quelques-unes de ces galettes anisées qu’on appelle « kisch » en Lorraine, des pommes vertes, le tout arrosé d’un petit vin blanc de la Moselle.

Nous emportâmes aussi des provisions pour quelques jours, et je n’oubliai pas le tabac dont je commençais à manquer. M. de Lauranay eut quelque peine à faire accepter à ces braves gens ce qui leur était dû. Cela donnait à Jean Keller un avant-goût du bon cœur des Français. Bref, après une nuit de repos, nous repartîmes le lendemain, dès l’aube.

Il semblait vraiment que la nature eût accumulé les difficultés sur cette route, accidents de terrain, fourrés impénétrables, fondrières où l’on risquait de s’enfoncer jusqu’à mi-corps. Aucun sentier, du reste, que l’on pût suivre d’un pied sûr. C’étaient d’épais taillis, tels que j’en avais vus dans le Nouveau-Monde, avant que la hache du pionnier y eût fait son œuvre. Seulement, dans certains trous d’arbres, creusés en niches, s’abritaient de petites statues de la Vierge et des saints. À peine, de loin en loin, rencontrions-nous quelques pâtres, chevriers, porte-besace ou porte-malheur, comme on dit, bûcherons avec leurs genouillères de feutre, porchers conduisant