Page:Verne - Le Chancellor - Martin Paz, Hetzel, 1876.djvu/158

Cette page a été validée par deux contributeurs.
150
le chancellor.

Un cri d’horreur m’échappe. Mes compagnons se relèvent, voient le corps, se précipitent… Mais ce n’est pas pour savoir si quelque étincelle de vie lui reste encore !… D’ailleurs, Hobbart est bien mort, et son cadavre est déjà froid.

En un instant, la corde est coupée. Le bosseman, Daoulas, Jynxtrop, Falsten, d’autres sont là, penchés sur ce cadavre…

Non ! je n’ai pas vu ! Je n’ai pas voulu voir ! Je n’ai pas pris part à cet horrible repas ! Ni miss Herbey, ni André Letourneur, ni son père n’ont voulu payer de ce prix un allégement à leurs souffrances !

Pour Robert Kurtis, j’ignore… Je n’ai pas osé lui demander.

Quant aux autres, le bosseman, Daoulas, Falsten, les matelots ! Oh ! l’homme changé en bête fauve… C’est épouvantable !

MM. Letourneur, miss Herbey, moi, nous nous sommes cachés sous la tente, nous n’avons rien voulu voir ! C’était déjà trop d’entendre !

André Letourneur voulait se jeter sur ces cannibales, leur arracher ces horribles débris ! Il m’a fallu lutter avec lui pour le retenir.

Et, pourtant, c’était leur droit, à ces malheureux ! Hobbart était mort ! Ils ne l’avaient pas tué ! Et, comme l’a dit un jour le bosseman, « mieux vaut manger un mort qu’un vivant ! »

Qui sait, maintenant, si cette scène n’est pas le prologue de quelque drame abominable qui va ensanglanter le radeau !

J’ai fait toutes ces observations à André Letourneur, mais je n’ai pu dissiper l’horreur qui chez lui est portée à son comble !

Cependant, que l’on songe à ceci : nous mourons de faim, et huit de nos compagnons vont peut-être échapper à cette mort affreuse !

Hobbart, grâce aux provisions qu’il avait cachées, était le plus valide de nous. Aucune maladie organique n’avait altéré ses tissus. C’est en pleine santé, par un coup brutal, qu’il a fini de vivre !…

Mais à quelles horribles réflexions mon esprit se laisse-t-il entraîner ? Ces cannibales me font-ils donc plus envie qu’horreur ?

En ce moment, l’un d’eux élève la voix. C’est le charpentier Daoulas.

Il parle de faire évaporer de l’eau de mer au soleil afin d’en recueillir le sel.

« Et nous salerons ce qui reste, dit-il.

— Oui, » répond le bosseman.

Puis, c’est tout. Sans doute la proposition du charpentier a été adoptée, car je n’entends plus rien. Un silence profond s’établit à bord du radeau, et j’en conclus que mes compagnons dorment.

Ils n’ont plus faim.