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journal du passager j.-r. kazallon.

— au moins en ce qui concerne la nourriture. Il est vrai que nos forces ne sont pas mises à l’épreuve par la fatigue physique. Nous « n’usons pas », — expression vulgaire qui rend bien ma pensée, — et, dans de telles conditions, il faut peu de chose à l’homme pour le soutenir. Notre plus grande privation est la privation relative d’eau, car, par ces grandes chaleurs, la quantité qui nous est accordée est notoirement insuffisante.

Le 15, une bande de poissons, de l’espèce des spares, est venue fourmiller autour du radeau. Bien que nos engins de pêche ne soient composés que de longues cordes armées d’un clou recourbé auquel de petits morceaux de viande sèche servent d’amorces, nous prenons un assez grand nombre de ces spares, tant ils sont voraces.

C’est vraiment une pêche miraculeuse, et, ce jour-là, on dirait qu’il y a fête à bord. De ces poissons, les uns ont été grillés, les autres cuits dans l’eau de mer sur un feu de bois allumé à l’avant du radeau. Quel régal ! C’est autant d’économisé sur nos réserves. Ces spares sont si abondants que, pendant deux jours, on en prend près de deux cents livres. Que la pluie vienne à tomber maintenant, et tout sera pour le mieux.

Par malheur, cette bande de poissons n’a pas séjourné longtemps dans nos eaux. Le 17, quelques gros requins — appartenant à cette monstrueuse espèce des roussettes tigrées, qui sont longues de quatre à cinq mètres — ont paru à la surface de la mer. Ils ont les nageoires et le dessus du corps noirs, avec des taches et des bandes transversales de couleur blanche. La présence de ces horribles squales est toujours inquiétante. Par suite du peu d’élévation du radeau, nous sommes presque de niveau avec eux, et plusieurs fois leur queue bat nos espars avec une effroyable violence. Cependant, les matelots sont parvenus à les éloigner à coups d’anspect. Je serai bien surpris s’ils ne nous suivent pas obstinément comme une proie qui leur est réservée. Je n’aime pas ces « monstres à pressentiments ».

xxxiii

Du 18 au 20 décembre. — Aujourd’hui, le temps s’est modifié, et le vent a fraîchi. Ne nous plaignons pas, car il est favorable. On prend seulement la précaution d’assujettir le mât au moyen d’un bastaque, afin que la tension de la voile ne puisse amener sa rupture. Cela fait, la lourde machine se dé-