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le chancellor.

est encore loin, et, pour l’atteindre, il faut suivre les étroites passes que le flot a creusées entre les bancs de sable. Le capitaine Huntly s’engage donc dans le chenal du sud-ouest et met le phare de la pointe par l’angle gauche du fort Sumter. Les voiles du Chancellor sont alors orientées au plus près, et, à sept heures du soir, la dernière pointe sablonneuse de la côte est rangée par notre bâtiment, qui, tout dessus, se lance sur l’Atlantique.

Le Chancellor, beau trois-mâts carré de neuf cents tonneaux, appartient à la riche maison Leard frères, de Liverpool. C’est un navire de deux ans, doublé et chevillé en cuivre, bordé en bois de teck, et dont les bas mâts, sauf l’artimon, sont en fer, ainsi que le gréement. Ce solide et fin bâtiment, coté première cote au Veritas, accomplit en ce moment son troisième voyage entre Charleston et Liverpool. Au sortir des passes de Charleston, le pavillon britannique a été amené, mais à voir ce navire, un marin ne pourrait pas se tromper sur son origine : il est bien ce qu’il paraît être, c’est-à-dire anglais depuis la ligne de flottaison jusqu’à la pomme des mâts.

Voici pourquoi j’ai pris passage à bord du Chancellor, qui retourne en Angleterre.

Il n’existe aucun service direct de navire à vapeur entre la Caroline du Sud et le Royaume-Uni. Pour prendre une ligne transocéanienne, il faut, soit remonter au nord des États-Unis, à New-York, soit redescendre au sud, à la Nouvelle-Orléans. Entre New-York et l’ancien continent fonctionnent plusieurs lignes, anglaise, française, hambourgeoise, et un Scotia, un Pereire, un Holsatia m’auraient conduit rapidement à destination. Entre la Nouvelle-Orléans et l’Europe, les bateaux de National Steam navigation Co., qui rejoignent la ligne française transatlantique de Colon et d’Aspinwall, font de rapides traversées. Mais, en parcourant les quais de Charleston, je vis le Chancellor. Le Chancellor me plut, et je ne sais quel instinct me poussa à bord de ce navire, dont les aménagements étaient confortables. D’ailleurs, la navigation à la voile, quand elle est favorisée par le vent et la mer, — presque aussi rapide que la navigation à vapeur, — est préférable à tous égards. Au commencement de l’automne, sous ces latitudes déjà basses, la saison est encore belle. Je me décidai donc à prendre passage sur le Chancellor.

Ai-je bien ou mal fait ? Aurai-je à me repentir de ma détermination ? L’avenir me l’apprendra. Je rédige ces notes jour par jour, et, au moment où j’écris, je n’en sais pas plus que ceux qui lisent ce journal, — si ce journal doit jamais trouver de lecteurs.