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fraîches et pastorales eussent été dignes de couler à travers les méandres du roman de l’Astrée.

Frik, Frik du village de Werst — ainsi se nommait ce rustique pâtour, — aussi mal tenu de sa personne que ses bêtes, bon à loger dans cette sordide crapaudière, bâtie à l’entrée du village, où ses moutons et ses porcs vivaient dans une révoltante prouacrerie, — seul mot, emprunté de la vieille langue, qui convienne aux pouilleuses bergeries du comitat.

L’immanum pecus paissait donc sous la conduite dudit Frik, — immanior ipse. Couché sur un tertre matelassé d’herbe, il dormait d’un œil, veillant de l’autre, sa grosse pipe à la bouche, parfois sifflant ses chiens, lorsque quelque brebis s’éloignait du pâturage, ou donnant un coup de bouquin que répercutaient les échos multiples de la montagne.

Il était quatre heures après midi. Le soleil commençait à décliner. Quelques sommets, dont les bases se noyaient d’une brume flottante, s’éclairaient dans l’est. Vers le sud-ouest, deux brisures de la chaîne laissaient passer un oblique faisceau de rayons, comme un jet lumineux qui filtre par une porte entrouverte.

Ce système orographique appartenait à la portion la plus sauvage de la Transylvanie, comprise sous la dénomination de comitat de Klausenburg ou Kolosvar.

Curieux fragment de l’empire d’Autriche, cette Transylvanie, « l’Erdely » en magyar, c’est-à-dire « le pays des forêts ». Elle est limitée par la Hongrie au nord, la Valachie au sud, la Moldavie à l’ouest. Étendue sur soixante mille kilomètres carrés, soit six millions d’hectares, — à peu près le neuvième de la France, — c’est une sorte de Suisse, mais de moitié plus vaste que le domaine helvétique, sans être plus peuplée. Avec ses plateaux livrés à la culture, ses luxuriants pâturages, ses vallées capricieusement dessinées, ses cimes sourcilleuses, la Transylvanie, zébrée par les ramifications d’origine plutonique des Carpathes, est sillonnée de nombreux cours d’eaux qui vont grossir la Theiss et ce superbe Danube, dont les Portes