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le pâl de tandît.

— Mais, dit Balao Rao, si cette femme connaît le pâl de Tandît, ne peut-elle y revenir pendant que nous l’occuperons, et n’avons-nous rien à craindre d’elle ?

— Rien, répondit le Gound. Cette femme n’a pas sa raison. Sa tête ne lui appartient plus ; ses yeux ne regardent pas ce qu’ils voient ; ses oreilles n’écoutent pas ce qu’elles entendent ; sa langue ne sait plus prononcer une parole ! Elle est ce que serait une aveugle, une sourde, une muette, pour toutes les choses du dehors. C’est une folle, et, une folle, c’est une morte qui continue à vivre ! »

Le Gound, dans ce langage particulier aux Indous des montagnes, venait de tracer le portrait d’une étrange créature, très connue dans la vallée, la « Flamme Errante » de la Nerbudda.

C’était une femme, dont la figure pâle, belle encore, vieillie et non vieille, mais privée de toute expression, n’indiquait ni l’origine, ni l’âge. On eût dit que ses yeux hagards venaient de se fermer à la vie intellectuelle sur quelque effroyable scène, qu’ils continuaient à voir « en dedans. »

À cette créature inoffensive et privée de sa raison, les montagnards avaient fait bon accueil. Les fous, pour ces Gounds, comme pour toutes les populations sauvages, sont des êtres sacrés que protège un superstitieux respect. Aussi recevait on hospitalièrement la Flamme Errante partout où elle se présentait. Aucun pâl ne lui fermait sa porte. On la nourrissait quand elle avait faim, on la couchait lorsqu’elle tombait de fatigue, sans attendre une parole de remerciement que sa bouche ne pouvait plus formuler.

Depuis combien de temps durait cette existence ? D’où venait cette femme ? Vers quelle époque avait-elle apparu dans le Gondwana ? Il eût été difficile de le préciser. Pourquoi se promenait-elle, une flamme à la main ? Était-ce pour guider ses pas ? Était-ce pour éloigner les fauves ? on n’eût pu le dire. Il lui arrivait de disparaître pendant des mois entiers. Que devenait-elle alors ? Quittait-elle les défilés des monts Sautpourra pour les gorges des Vindhyas ? S’égarait-elle au delà de la Nerbudda, jusque dans le Malwa ou le Bundelkund ? Nul ne le savait. Plus d’une fois, tant son absence se prolongea, on put croire que sa triste vie avait pris fin. Mais non ! On la revoyait revenir toujours la même, sans que ni la fatigue, ni la maladie, ni le dénuement, parussent avoir éprouvé sa nature, si frêle en apparence.

Balao Rao avait écouté l’Indou avec une extrême attention. Il se demandait toujours s’il n’y avait pas quelque danger dans cette circonstance que