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COMME UNE LAMPE QUI S’ÉTEINT.

faits la veille au soir commencèrent à crier famine. Si les chétifs et les faibles supportaient assez bien le jeûne commençant, il fut pour les passagers robustes une véritable souffrance. Piperboom, parmi ceux-ci, se faisait remarquer par son visage défait. La veille, il n’avait traduit son regret que par un indéfinissable regard en constatant le mutisme de la cloche et l’absence de tout préparatif pour le dîner. Mais quand, ce jour-là, les heures passèrent, sans que ni le premier ni le second déjeuner fussent sonnés, il n’y tint plus. Il alla trouver Thompson et, à l’aide d’une énergique pantomime, lui fit comprendre qu’il mourait de faim. Thompson lui ayant démontré par gestes son impuissance, le Hollandais tomba dans l’abîme du désespoir.

Combien moins malheureux le spongieux Johnson ! L’alcool ne manquait pas à bord du Seamew, et qu’importait que l’on ne pût manger alors qu’on pouvait boire ? Or Johnson buvait d’une prodigieuse manière, et son perpétuel abrutissement le rendait inaccessible à la peur.

Baker n’avait pas semblable remède à sa disposition, et pourtant il semblait également d’excellente humeur. Il exhibait même une mine si florissante, que Robert, vers midi, ne put s’empêcher de lui en exprimer son étonnement.

« Vous n’avez donc pas faim, vous ? lui dit-il.

— Permettez ! répondit Baker. Je n’ai « plus » faim. Il y a une nuance.

— Certes ! approuva Robert. Et vous seriez réellement bien bon de m’indiquer votre moyen.

— Le plus simple de tous, dit Baker. Manger à la manière ordinaire.

— Manger ? Mais quoi ?

— Je vais vous montrer ça, répondit Baker, en entraînant Robert dans sa cabine. Au reste, il y en a largement pour deux.

Il n’y en avait pas pour deux, il y en avait pour dix. Deux énormes valises pleines de victuailles diverses, voilà ce que put voir Robert après avoir juré un silence absolu.