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tif. Les créoles de la Louisiane fraternisaient avec les fermiers de l’Indiana ; les gentlemen du Kentucky et du Tennessee, les Virginiens élégants et hautains donnaient la réplique aux trappeurs à demi sauvages des Lacs et aux marchands de bœufs de Cincinnati. Coiffés du chapeau de castor blanc à larges bord, ou du panama classique, vêtus de pantalons en cotonnade bleue des fabriques d’Opelousas, drapés dans leurs blouses élégantes de toile écrue, chaussés de bottines aux couleurs éclatantes, ils exhibaient d’extravagants jabots de batiste et faisaient étinceler à leur chemise, à leurs manchettes, à leurs cravates, à leurs dix doigts, voire même à leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, d’épingles, de brillants, de chaînes, de boucles, de breloques, dont le haut prix égalait le mauvais goût. Femmes, enfants, serviteurs, dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient, précédaient, entouraient ces maris, ces pères, ces maîtres, qui ressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leurs familles innombrables.

À l’heure des repas, il fallait voir tout ce monde se précipiter sur les mets particuliers aux États du Sud et dévorer, avec un appétit menaçant pour l’approvisionnement de la Floride, ces aliments qui répugneraient à un estomac européen, tels que grenouilles fricassées, singes à l’étouffée, fish-chowder[1], sarigue rôtie, o’possum saignant, ou grillades de racoon.

Mais aussi quelle série variée de liqueurs ou de boissons venait en aide à cette alimentation indigeste ! Quels cris excitants, quelles vociférations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les tavernes ornées de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le sucre et de paquets de paille !

« Voilà le julep à la menthe ! criait l’un de ces débitants d’une voix retentissante.

— Voici le sangaree au vin de Bordeaux ! répliquait un autre d’un ton glapissant.

— Et du gin-sling ! répétait celui-ci.

— Et le cocktail ! le brandy-smash ! criait celui-là.

— Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode ? » s’écriaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d’un verre à l’autre, comme un escamoteur fait d’une muscade, le sucre, le citron, la menthe verte, la glace pilée, l’eau, le cognac et l’ananas frais qui composent cette boisson rafraîchissante.

Aussi, d’habitude, ces incitations adressées aux gosiers altérés sous l’action brûlante des épices se répétaient, se croisaient dans l’air et produi-

  1. Mets composé de poissons divers.