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le poteau

par plusieurs jours de pluie torrentielle, glissait traîtreusement sous les pieds. En même temps il se passait quelque chose de singulier en moi : ma conscience me reprochait ce que je faisais là, et pour la première fois ma liaison avec la personne qui m’accompagnait m’apparut comme une mauvaise action. De plus l’imprudence et la folie de cet enlèvement me sautèrent aux yeux. À tous ces arguments du for intérieur je ne pus opposer que la raison de révolutions : il est trop tard ! et je pressai le pas serrant plus fortement la main de mon amie, quand le rayonnement de ma lanterne dressa devant mes yeux le spectre blanc d’un POTEAU dont le bras dirigé vers moi me sommait impérieusement de me retourner et de rebrousser chemin. La sensation de froide horreur que me donna cette vue est invraisemblable : le bras du poteau était là, terrible et implacable dans son immobilité. Je tournai vite ma lanterne et la vision sinistre disparut ; mais l’impression m’en restait et mes yeux dans l’ombre voyaient cette chose. Tout près et noir sur le ciel gris, le bois gémissait lugubrement sous le vent glacial. N’en pouvant plus d’immonde terreur et prétextant l’heure très prochaine du départ du train, j’engageai ma compagne à courir et courus moi-même avec des pieds de cerf. Un horrible choc m’arrêta : j’avais au moins toute l’épaule écorchée sinon cassée. J’eus néanmoins le courage de ne pas me plaindre, tant