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LES IRRÉGULIERS DE PARIS.

retournant, deux lieues, trois lieues ; mais il était rare que je ne misse pas la main ou le pied sur un reste de pain, boule de mie ou lambeau de croûte. Jamais, au grand jamais, la trouvaille n’était suffisante pour satisfaire l’appétit, mais elle ranimait les forces, mes jambes retrouvaient un semblant de vigueur, et je pouvais aller jusqu’au moment où la Providence jetait un peu de viande sur mon passage.

Quelquefois mon regard, aiguisé comme un œil de sauvage, apercevait de loin dans un angle ou au bord d’un trou, un morceau de pain. Mais le coin était passager, le monde allait, venait : je serais vu. Il fallait attendre, attendre que le moment fût propice. Il est arrivé que pendant que j’attendais ainsi, un autre qui avait peut-être moins faim que moi, mais aussi moins honte, mettait la main sur le morceau et l’emportait en le dévorant.

Un soir, vers onze heures, courant affamé, j’aperçois sur les bancs circulaires du Pont-Neuf au moins une vingtaine de morceaux de pain. Quelle joie ? Il y avait là de quoi se repaître pour deux jours. Mais je pus à peine y mordre, malgré mon furieux appétit. C’étaient certainement des restes qui dataient de huit jours, le fond de corbeille de quelque restaurant voisin. Ils étaient plus secs que de l’amadou et aussi durs que de la pierre, ils cassaient comme du verre sous la dent. S’ils n’avaient pas eu de goût, il eût été encore possible de les manger en allant les tremper dans l’eau qui coulait en bas ; mais